Littérature carnavalisée : un exemple


Quelques extraits du Neveu de Rameau (Diderot, 1761)
qui illustrent la notion de carnavalesque en littérature.

 

 

 

Ambivalence du personnage

« C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau .

Identité mobile

 

«  Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu’il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu’il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s’il n’avait pas quitté la table d’un financier, ou qu’il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd’hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l’appeler, pour lui donner l’aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre et vous le prendriez au peu prés pour un honnête homme. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

« Que le diable m’emporte si je sais au fond ce que je suis. En général, j’ai l’esprit rond comme une boule, et le caractère franc comme l’osier ; jamais faux, pour peu que j’aie intérêt d’être vrai ; jamais vrai pour peu que j’aie intérêt d’être faux. Je dis les choses comme elles me viennent, sensées, tant mieux ; impertinentes, on n’y prend pas garde. J’use en plein de mon franc-parler. Je n’ai pensé de ma vie ni avant que de dire, ni en disant, ni après avoir dit. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

Rameau fripon-bouffon, mensonge et vérité

 

« Il secoue, il agite ; il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« eh bien, il nous démontra clair comme un et un font deux, que rien n’était plus utile aux peuples que le mensonge ; rien de plus nuisible que la vérité. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 « un pauvre diable de bouffon comme moi »

DIDEROT, Le neveu de Rameau

« Vous savez que je suis un ignorant, un sot, un fou, un impertinent, un paresseux, ce que nos Bourguignons appellent un fieffé truand, un escroc, un gourmand… «   

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« MOI. – Ô fou, archifou, m’écriai-je, comment se fait il que dans ta mauvaise tête, il se trouve des idées si justes, pêle-mêle, avec tant d’extravagances. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Il n’y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou. Longtemps il y a eu le fou du roi en titre ; en aucun, il n’y a eu en titre le sage du roi. Moi je suis le fou de Bertin et de beaucoup d’autres, le vôtre peut-être dans ce moment ; ou peut-être vous, le mien. Celui qui serait sage n’aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n’est pas sage ; s’il n’est pas sage, il est fou, et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« J’étais comme un coq en pâte. On me fêtait. On ne me perdait pas un moment, sans me regretter. J’étais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou l’impertinent, l’ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête. Il n’y avait pas une de ces épithètes familières qui ne me valût un sourire, une caresse, un petit coup sur l’épaule, un soufflet, un coup de pied, à table un bon morceau qu’on me jetait sur mon assiette,… « 

 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Il y avait dans tout cela beaucoup de ces choses qu’on pense, d’après lesquelles on se conduit ; mais qu’on ne dit pas. Voilà, en vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la plupart de nos entours. Il avouait les vices qu’il avait, que les autres ont ; mais il n’était pas hypocrite. Il n’était ni plus ni moins abominable qu’eux ; il était seulement plus franc, et plus conséquent ; et quelquefois profond dans sa dépravation. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

Comédie, Totus mundus agit histrioniam

 

« Ce qu’il y a de plaisant, c’est que, tandis que je lui tenais ce discours, il en exécutait la pantomime. Il s’était prosterné ; il avait collé son visage contre terre ; il paraissait tenir entre ses deux mains le bout d’une pantoufle ; il pleurait ; il sanglotait ; il disait, « oui, ma petite reine ; oui, je le promets ; je n’en aurai de ma vie, de ma vie ». « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Et là-dessus, il se mit à faire un chant en fugue, tout à fait singulier. Tantôt la mélodie était grave et pleine de majesté ; tantôt légère et folâtre ; dans un instant il imitait la basse ; dans un autre, une des parties du dessus ; il m’indiquait de son bras et de son col allongés, les endroits des tenues ; et s’exécutait, se composait à lui-même, un chant de triomphe, où l’on voyait qu’il s’entendait mieux en bonne musique qu’en bonnes mœurs. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Je l’écoutais, et à mesure qu’il faisait la scène du proxénète et de la jeune fille qu’il séduisait ; l’âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m’abandonnerais à l’envie de rire, ou au transport de l’indignation. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

Renversement des hiérarchies

« Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier moment, tous sont également riches ; et Samuel Bernard qui à force de vols, de pillages, de banqueroutes laisse vingt-sept millions en or, et Rameau qui ne laissera rien ; Rameau à qui la charité fournira la serpillière dont on l’enveloppera. Le mort n’entend pas sonner les cloches. C’est en vain que cent prêtres s’égosillent pour lui : qu’il est précédé et suivi d’une longue file de torches ardentes ; son âme ne marche pas à côté du maître des cérémonies. Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre, c’est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil les Enfants rouges, et les Enfants bleus, ou n’avoir personne, qu’est-ce que cela fait. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

Ambivalence

 

 « Au reste, souvenez-vous que dans un sujet aussi variable que les mœurs, il n’y a d’absolument, d’essentiellement, de généralement vrai ou faux, sinon qu’il faut être ce que l’intérêt veut qu’on soit ; bon ou mauvais ; sage ou fou, décent ou ridicule ; honnête ou vicieux. (…)   Quand je dis vicieux, c’est pour parler votre langue ; car si nous venions à nous expliquer, il pourrait arriver que vous appelassiez vice ce que j’appelle vertu, et vertu ce que j’appelle vice. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

Multiplicité des langages

 

 

« il continuait, saisi d’une aliénation d’esprit, d’un enthousiasme si voisin de la folie qu’il est incertain qu’il en revienne ; s’il ne faudra pas le jeter dans un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons. En chantant un lambeau des Lamentations de Jomelli, il répétait avec une précision, une vérité et une chaleur incroyable les plus beaux endroits de chaque morceau ; ce beau récitatif obligé où le prophète peint la désolation de Jérusalem, il l’arrosa d’un torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux. Tout y était, et la délicatesse du chant, et la force de l’expression, et la douleur. Il insistait sur les endroits où le musicien s’était particulièrement montré un grand maître. S’il quittait la partie du chant, c’était pour prendre celle des instruments qu’il laissait subitement pour revenir à la voix, entrelaçant l’une à l’autre de manière à conserver les liaisons et l’unité du tout ; s’emparant de nos âmes et les tenant suspendues dans la situation la plus singulière que j’aie jamais éprouvée... Admirais-je ? Oui, j’admirais ! Étais -je touché de pitié ? J’étais touché de pitié ; mais une teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments et les dénaturait. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Mais j’ai un diable de ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié de la Halle.

MOI. – Je parle mal. Je ne sais que dire la vérité ; et cela ne prend pas toujours, comme vous savez.

LUI. – Mais ce n’est pas pour dire la vérité ; au contraire, c’est pour bien dire le mensonge que j’ambitionne votre talent. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

« Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont il contrefaisait les différents instruments. Avec des joues renflées et bouffies, et un son rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons ; il prenait un son éclatant et nasillard pour les hautbois ; précipitant sa voix avec une rapidité incroyable pour les instruments à corde dont il cherchait les sons les plus approchés ; il sifflait les petites flûtes, il recoulait les traversières, criant, chantant, se démenant comme un forcené ; faisant lui seul, les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se divisant en vingt rôles divers, courant, s’arrêtant, avec l’air d’un énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

Instabilité des choses humaines

 

« Rien de stable dans ce monde. Aujourd’hui, au sommet ; demain au bas de la roue. De maudites circonstances nous mènent ; et nous mènent fort mal. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

"Dialogue sur le seuil"

 

« Mes pensées, ce sont mes catins. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

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