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Schweyk dans la deuxième guerre mondiale
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Cosi fan tutte : trois lectures de l'intrigue
Des interprétations différentes de la signification de l'intrigue peuvent être proposées, suivant l'horizon culturel à partir duquel on l'envisage. Ces différentes lectures se superposent, l'équivoque étant une des caractéristiques essentielles de cet opéra, et de l'opéra mozartien en général. 1. Lecture "mondaine" A première vue, l'opéra peut s'appréhender comme traitant un sujet superficiel, mondain. Le thème badin proposé (c'est-à-dire imposé) par Joseph II à Mozart est beaucoup moins susceptible d'une lecture politique, par exemple, que celui des Noces de Figaro. D'une plaisanterie douteuse échafaudée par un vieux cynique, on tire une conclusion plate de vaudeville : un brin d'infidélité dans les ménages n'a jamais fait de tort à personne. Et le monde continue à tourner comme il était. Cosi fan tutte a un côté Hélène et les garçons. Cette lecture implique une conception misogyne de la pièce. Démonstration est faite que les femmes sont à la fois inconstantes et écervelées. Elles trompent les hommes, certes, mais surtout elles sont dupées par eux ; et le stratagème destiné à les confondre réussit parfaitement ; Despina elle-même est prise au piège du scénario monté par les hommes, qui sont maîtres du jeu. 2. Lecture initiatique "Il y a un proverbe juif admirable : L'homme pense, Dieu rit. (...) Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l'homme qui pense ? (...) parce que l'homme n'est jamais ce qu'il pense être. " (Milan KUNDERA, Discours de Jérusalem) "Io crepo se non rido. " (Cosi fan tutte (Don Alfonso)) La première lecture insistait surtout sur le contraste entre personnages masculins et personnages féminins. Celle-ci s'appuie plutôt sur l'opposition entre le quatuor des jeunes gens et le duo des fourbes : Despina et Don Alfonso. Elle est beaucoup plus conforme à la philosophie traditionnelle du genre comique.
Pour bien situer leur position dans le schéma des personnages, il serait sans doute intéressant de les rapprocher du couple Don Giovanni/Leporello. Don Alfonso est comme Don Giovanni un représentant de la noblesse qui incarne le principe de séduction généralisée, le principe du jeu. Avec la soubrette, il forme un couple de complices au même titre que le séducteur et son valet. Extérieurs à l'ordre social, ils viennent par leur action, dont la séduction est le moteur, perturber les équilibres et inquiéter la structure initiale. Simplement, Alfonso n'agit pas, comme Don Giovanni, à son propre profit, mais plutôt dans un but didactique. (De ce point de vue, on pourrait aussi le rapprocher du Jupiter d'Amphitryon : il vient rappeler les humains à l'ordre de l'altérité, les humains dont il se rit).
Tous les quatre aussi naïfs, ils apparaissent finalement tous les quatre à la fois trompés et trompeurs. Telle est la révélation qui est la leur : ils découvrent que leur partenaire les a trompés, certes ; mais aussi ils prennent conscience de leur propre capacité à tromper. Cosi fan tutte a donc un arrière-goût d'illusions perdues. Ridicules et trompés, ils peuvent être rapprochés, finalement, du barbon des comédies : ils sont tous les quatre des cocus, des rois découronnés. Les maîtres ici, ne disposent en somme que d'une bien fragile maîtrise. Si bien que d'une certaine façon, on peut dire de Ferrando et Guglielmo qu'ils sont à la fois le Comte Almaviva du Barbier de Séville (charmant, conquérant et sympathique) et le comte des Noces de Figaro (suffisant, désagréable, et ridiculisé par son valet). Cette ambiguïté est tout à fait spécifique à Cosi fan tutte.
Quelle est la nature de leur apprentissage ? Il présente deux aspects, qui sont liés. D'abord le Mensonge, c'est-à-dire la duplicité. Ils se découvrent étrangers à eux-mêmes. Qu'ils peuvent être artisans et victimes du mensonge les conduit à une vision assurément moins romanesque d'eux-mêmes et de l'espèce humaine. Le mensonge, mais aussi le Temps. On pourrait dire que, d'une certaine façon, à travers la tromperie, c'est à l'apprentissage du Temps qu'Alfonso les contraint. Rencontrant leur propre négation, il leur faut renoncer à l'espèce d'absolu narcissique dans lequel ils évoluaient initialement "Mi si divide il cor, bell'idol mio" : cette phrase, ils la chantent, tous les quatre, au moment exact du départ, de la séparation. Les garçons, notamment, à travers la représentation orchestrée par Don Alfonso, sont conduits à vivre leur propre absence ; la comédie à laquelle ils participent est d'une certaine façon une mise en scène grotesque de leur propre mort. Don Alfonso les force à regarder le monde après leur mort. Cosi fan tutte, cosi fan tutti (tous cocus, tous promis à la mort) : nul n'y échappe, et finalement mieux vaut en rire. C'est une leçon simple, certes, mais fondamentale, qui se dégage de toute grande comédie. A noter, enfin, que la lecture qui considère l'opéra comme initiation invite à le rapprocher de La Flûte enchantée, dernier opéra de Mozart, qui suit d'un an Cosi fan tutte. 3. Lecture politique Celle-ci est apparentée à la deuxième lecture, mais elle met en évidence de façon plus affirmée la dimension de critique sociale présente dans l'opéra (qui est donc à la fois très conventionnel et socialement subversif). Ce que l'on soulignera cette fois, c'est l'échange des couples qui se produit au cours de la comédie montée par Don Alfonso. Et surtout le fait que les couples formés à l'occasion de la représentation apparaissent finalement bien mieux assortis que ceux de départ. C'est particulièrement vrai pour l'amour qui se développe entre Fiordiligi et Ferrando, Fiordiligi ne cédant aux avances du jeune homme qu'après avoir longuement combattu cette passion naissante (à noter que la versatilité de Dorabella s'avère finalement beaucoup moins "inquiétante"). Le happy end qui nous fait revenir, au terme de la comédie, à la situation de départ n'est en fait qu'une façade. Tout n'est pas redevenu comme avant, au contraire. C'est la fausseté de la situation initiale qui se trouve à présent révélée. Non seulement les couples de convention ne sont pas assortis, mais en plus, ils le savent, et ils décident quand même que le mariage aura lieu. Cette conclusion pour le moins grinçante, Mozart nous la présente avec un sourire enjoué qu'une lecture naïve pourrait faire croire dépourvu d'arrière-pensée. Mozart nous montre la comédie sociale avec une gaieté souriante, à laquelle se mêle, de façon indéfectible, une mélancolie fataliste qui n'est pas sans évoquer celle de Prospero, le sage de La Tempête de Shakespeare. C'est comme ça. C'est gai, c'est triste, c'est horrible. C'est comme ça. Que la fête continue. Drôle de fête ? Peut-être. Amusons-nous. Telle pourrait être une "morale" à tirer de ce dénouement aimable et inquiétant, qui laisse le sens en suspens.
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