Imprimer

 Brecht, Antigone et la seconde guerre de 30 ans

 

«  Pense aussi à cela : nous sommes des femmes :
Nous ne devons pas nous opposer aux hommes,
Nous n’avons pas la force, nous sommes à leur merci.
Je demande donc aux morts, que seule la terre opprime,
De me pardonner : puisque j’y suis contrainte,
J’obéis à celui qui règne. Accomplir un acte inutile
N’est pas sage. »

Ismène, dans Bertolt Brecht, ANTIGONE, 1947, Trad. Maurice Regnaut, Paris, L’Arche, page 15

 

La culture classique de Bertolt Brecht est, on le sait, immense. Les allusions, parodies et reprises des grands textes du patrimoine européen sont légion dans son œuvre. Il a ainsi réécrit Edward II de Marlowe, Dom Juan de Molière, Coriolan de Shakespeare, bien d’autres textes encore.

Son adaptation de l’Antigone de Sophocle date de décembre 1947. Ecrite en collaboration avec le scénographe Caspar Neher, la pièce fut représentée pour la première fois au théâtre municipal de Chur, en Suisse, en février 1948. Quelques mois plus tard, Brecht partait s’installer à Berlin, où il devait connaître un grand succès avec la création de Mère Courage et ses enfants (janvier 1949), avant de fonder avec son épouse, Hélène Weigel, le Berliner Ensemble.

Fin 1947 marque le retour de Brecht en Europe après 7 années passées aux Etats-Unis. Comme beaucoup d’autres intellectuels allemands, il avait choisi de quitter son pays en 1933, pour un exil qui devait durer 14 ans [1].

C’est en octobre 1947 que Brecht décide de quitter les Etats-Unis, au lendemain de sa comparution devant la Commission des activités antiaméricaines, un des principaux organes de la « chasse aux sorcières » maccarthyste.

Et de retour en Europe, sa première mise en scène sera Antigone. Il en écrit le texte, dit-il, en deux semaines, à partir de la traduction allemande réalisée par le grand poète Hölderlin (1770-1843). Sur les 1300 vers que compte la pièce de Brecht, 400 sont une reprise littérale du texte d’Hölderlin [2].

Mais pourquoi avoir choisi cette pièce-là, à ce moment-là ?

Nombreux sont en fait les thèmes traités par la tragédie de Sophocle qui parcourent l’œuvre de Brecht.

Et tout d’abord la guerre. Dès ses premiers textes, à 18 ans, Brecht s’est montré un critique virulent de l’héroïsme et de son utilisation par la propagande de guerre. Il s’attache souvent à montrer le contraste entre l’attitude des puissants, chantres exaltés de l’héroïsme, et celle des gens « ordinaires », bousculés par l’histoire, et qui cherchent à subsister vaille que vaille. Ce sujet est traité par exemple dans Homme pour homme (1925), mais aussi dans Schweyk dans la deuxième guerre mondiale [3] (1943), et bien sûr dans Mère Courage (1949). Brecht montre également les intrigues et la brutalité des détenteurs du pouvoir, que ce soit au sein des entreprises capitalistes (Sainte Jeanne des Abattoirs, 1932), ou dans les hautes sphères du pouvoir politique (La résistible ascension d’Arturo Ui, 1943). Le capitaliste Mauler et le gangster Arturo Ui sont l’un comme l’autre impitoyablement assoiffés de domination [4].

L’adaptation que Brecht propose de la tragédie de Sophocle fait de Créon un personnage de cette espèce. Implacable va-t-en-guerre, brutalement autoritaire, il n’admet pas la contradiction. Ecrivant au lendemain de la défaite du nazisme, Brecht modifie quelque peu l’intrigue de la tragédie antique, pour la rapprocher de la situation contemporaine. Ivre de puissance, Créon a embarqué son peuple dans une sauvage guerre de conquête, qui mènera son pays, Thèbes, à la ruine [5]. La pièce se termine dans l’effondrement de cette Thèbes dominatrice : on annonce l’arrivée des troupes d’Argos, qui s’apprêtent à réduire la ville en cendres. Pour les contemporains Allemands, les revers de fortune de la bataille d’Argos ne sont pas sans évoquer Stalingrad et la débâcle du printemps 1945 [6].

Par un autre aspect encore, la pièce de Sophocle entre en résonance avec les grands textes de Brecht : elle met en avant une figure de personnage féminin révolté. Le théâtre de Brecht, qui de ce point de vue a quelque chose de féministe, met lui aussi plusieurs fois en présence un pouvoir violent, essentiellement masculin, et des femmes ordinaires, résistantes obstinées et courageuses.

On peut citer, parmi d’autres, la prostituée Shen-Té / Shui-Ta de La bonne âme du Se-Tchouan, mais aussi Johanna Dark, l’héroïne de Sainte Jeanne des Abattoirs, qui n’hésite pas à affronter le tout-puissant spéculateur Pierpont Mauler. Tout aussi intéressante : la jeune Simone Machard, des Visions de Simone Machard, pièce écrite en 1943, que Brecht situe dans la France de Pétain en juin 1940. Simone, servante d’auberge de la région d’Orléans, se prend pour Jeanne d’Arc [7]. Obéissant à la voix d’un ange, elle apportera la nourriture à des réfugiés affamés, et mettra aussi le feu à un dépôt d’essence pour éviter qu’il tombe entre les mains des Allemands. Considérée comme folle, Simone Machard sera envoyée à l’asile, sans que personne autour d’elle ne réagisse.

Cette naïve Simone, Antigone de la débâcle, n’est pas sans évoquer une autre folle magnifique, la Jenny des pirates de L'Opéra de quat'sous, servante d’auberge elle aussi, dont le song fameux raconte la vengeance future des lumpenprolétaires contre les hommes qui dirigent la ville [8].

Personnage ambigu, nullement héroïque, la folle, en fait, chez Brecht, est souvent métaphore de l’artiste dans sa relation au pouvoir.

* * * * * * * * * *

Brecht vit et écrit dans la période la plus tragique de l’histoire de l’Europe [9]. Lisant l’Antigone de Sophocle, il y a trouvé des thèmes qui parcourent son œuvre : les excès de l’autoritarisme, la sauvagerie imbécile de la guerre, et la révolte incarnée dans une figure féminine courageuse et pleine d’humanité [10]. Il a d’autre part cherché à dépouiller le texte antique de sa « brume idéologique », pour retrouver la « légende populaire » : de religieux qu’il était, réglé par le fatum, le conflit de Créon et Antigone est devenu avant tout politique : ce ne sont pas les dieux qui sont responsables du destin des hommes, mais les hommes eux-mêmes.

 

 

[1] Considéré par les nazis comme un artiste « dégénéré », ses œuvres étaient évidemment proscrites par le régime.

[2] C’est Hélène Weigel qui interprétait le rôle-titre lors de la première. Cette production donna lieu par ailleurs à un recueil de photographies prises au cours des répétitions et jusqu’à la première, par Ruth Berlau, une des collaboratrices de Brecht. Antigone-modell, paru en 1949 avec des commentaires de Brecht, est le premier ouvrage d’une série documentant les productions du Berliner Ensemble.

[3] A bien y réfléchir, le Schweyk de Brecht est finalement une espèce de parodie d’Antigone.

[4] Ils ont également en commun un recours grotesque aux raffinements du langage lyrique. Les deux pièces présentent ainsi de longs passages versifiés.

[5] « Sa guerre à lui, qui mérite bien d’être appelée inhumaine, sa guerre tourne au désastre » (Tirésias, dans Antigone)

[6] Le prologue écrit pour la première représentation faisait clairement allusion à la situation de l’Allemagne au moment de l’effondrement du troisième reich : Polynice a été pendu par les nazis comme déserteur. Brecht supprimera ce prologue dans les versions ultérieures.

[7] Le personnage de Jeanne d’Arc est à vrai dire très présent dans le théâtre de Brecht, puisqu’on le retrouve non seulement dans Sainte Jeanne des Abattoirs et Les visions de Simone Machard, mais aussi, en 1952, dans l’adaptation d’une pièce radiophonique Le procès de Jeanne d’Arc à Rouen, 1431.

[8] La chanteuse Nina Simone donnera de ce song une version faisant de Jenny la porte-parole de la révolte des femmes noires américaines.

[9] Brecht est, par excellence, l’écrivain de la seconde guerre de 30 ans.

[10] Antigone « n’accepte pas ce qui est inhumain » (Tirésias, Prologue)