"  Après une série de poèmes et de pièces de jeunesse d’un anarchisme morbide et désespéré, selon la mode de l’époque, Bertolt Brecht, au fur et à mesure qu’il s’engage contre le nazisme et se rapproche du parti communiste allemand, oriente son œuvre vers un objectif qu’il est le premier à définir comme l’éveil de la conscience critique du spectateur. Pour cela, il met en œuvre dans ses pièces une dialectique ouverte qui montre notamment le jeu des contradictions dans le comportement des personnages, leurs déterminations multiples et les interférences du politique et du privé. Cette dialectique pose plus de questions qu’elle n’en résout, et son issue s’ouvre le plus souvent sur une interrogation béante et non sur un enseignement moral univoque.

Brecht est aussi l’inventeur, ou du moins le théoricien, d’une technique dramatique, le Verfremdungseffekt, que l’on traduit généralement par " effet de distanciation ", mais dont on pourrait peut-être mieux rendre compte à travers les notions d’étrangeté ou de dépaysement. Il s’agit, par toutes sortes d’effets de rupture (apparition de textes écrits sur la scène, intermèdes musicaux en rupture de récit – les " songs " -, ruptures de jeu par lesquelles le personnage redevient simple acteur, lumière brusquement allumée dans la salle...), de briser l’illusion réaliste et l’identification psychologique de l’acteur ou du spectateur au personnage, propres à ce que Brecht appelle la " dramaturgie aristotélicienne " - fondée sur la catharsis -, pour accéder à un état de veille où l’acteur est toujours conscient de jouer et où le spectateur est toujours conscient d’être au théâtre. C’est ce que Brecht appelle le théâtre " épique ", fondé sur la représentation de l’Histoire, sur l’analyse idéologique des comportements humains et sur la déconstruction-reconstitution critique des récits.

Cette nouvelle dramaturgie politique, profondément influencée par une lecture philosophique, ouverte et humaniste, de Marx et de Lénine, ainsi que par une intelligence concrète et ludique de tous les aspects de la représentation théâtrale, se fixe enfin pour mission d’articuler en permanence objet de jouissance et objet de connaissance. " 

D’après le Dictionnaire des auteurs européens de A. BENOIT-DUSAUSOY et G. FONTAINE (Paris, Hachette-Education, 1995), article rédigé par Yannick MANCEL.