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Schweyk dans la deuxième guerre mondiale
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Arthur MILLER Mort d'un commis voyageur : une lecture
1. A propos de la structure narrative
b) Construction de la pièce : les grandes lignes
Acte 1
Acte 2
c) Hiérarchie des récits 1. La famille Loman
2. Ben, Charley, Bernard, Howard
2. Personnages a) Willy Loman et ses doubles Les personnages se définissent souvent à l'intérieur de paires contrastées. Un premier groupe de doubles se développe autour du personnage de Willy. On commencera par Ben, Charley, Howard : les trois patrons.
Double inversé de Willy : il est le grand frère qui a réussi. Une figure paternelle par rapport à Willy, une espèce de surmoi : le mort, l'ancêtre. Il incarne le discours social triomphant, le discours marchand pur et dur (Dans la mise en scène, deux belles images : Ben soulevant le petit Willy, Ben le recouvrant de son grand manteau).
Aussi un double inversé de Willy : le voisin, qui n'a pas de problèmes financiers (peut-être un frère : Bernard appelle Willy "mon oncle"). Charley est un patron possible pour Willy. Rapport de compétition avec lui (concurrence entre les enfants). Charley est une espèce de Ben vivant, un vivant reproche. Willy l'appelle d'ailleurs Ben lors de la première apparition du fantôme.
Howard est à la fois un double des fils (il a leur âge, c'est Willy qui lui a donné son nom) et un double de Willy. Double de Willy notamment en ce qui concerne la structure familiale. Les relations au sein de la famille d'Howard sont évoquées dans la scène du magnétophone. Chez Wagner comme chez Loman, le père est dominateur et la mère effacée. Les deux enfants, dans les deux familles, promettent beaucoup et le père est leur premier et plus ardent supporter. Ce double peut être inverse : la même famille, mais heureuse parce qu'il y a l'argent. Autre interprétation possible : peut-être Howard n'est-il qu'une sorte de Willy en devenir. Encore au stade des illusions, il revit avec ses enfants, vingt ans plus tard, la même aventure que Willy. La famille que nous présente le magnétophone ne serait qu'une copie (à un stade moins avancé de décomposition) de la famille Loman. L'aventure humaine de la désillusion transcende les classes sociales.
Rapport de double aussi entre le père et le fils. Père absent, modèle, sorte d'épure du commis voyageur : il promène toute sa famille pour vendre les objets qu'il fabrique. Tous les Loman, à sa suite, s'adonneront au commerce (ambulant pour Willy). b) Biff et Happy
c) Biff, Happy /versus/ Bernard
c) Un schéma possible
3. Un conflit de valeurs : la compétition et le retour à la nature 1. Concurrence, compétition. 2. Ambition (métaphore sportive, voir ci-dessous point 4) 3. Rôle central de l'argent (au détriment des relations humaines) 4. Prédominance de la ville sur la campagne (rejet de la nature, importance de l'automobile). Par exemple, ses principes correspondent parfaitement aux normes de la société marchande : ambition, concurrence, etc. Ce choix de Willy est particulièrement net dans le premier acte, et il oriente en fait ses relations avec Biff jusqu'à la fin : rien de neuf dans les conseils qu'il lui donne avant l'entretien avec Bill Oliver, ni dans la dispute qui fait suite à l'échec de son fils. Mais d'autre part, l'auteur place Willy Loman à un moment de sa vie où ses certitudes commencent à vaciller. Sa situation présente, ses doutes remettent en cause une fidélité absolue au système dont toute sa vie il a été un ardent défenseur (et la dupe à la fois). Tout change pour Willy : il ne maîtrise plus la voiture, son outil de travail, il se met à regarder le paysage, et à le trouver beau. Il veut à nouveau semer de fleurs et de légumes le paysage urbain. Et en même temps, l'argent commence à manquer. Pire : Willy se rend compte que finalement, il n'a jamais été parfaitement intégré : il a toujours accordé plus d'importance à la personne qu'au chiffre.Willy se met à contester. De ce point de vue, il rejoint donc le système de Biff. Il y a quelque chose en Willy qui résiste au système capitaliste, qui résiste à Ben et à Howard. A partir de là, on peut lire la pièce comme le
récit d'un double combat contre le système : celui de Biff et celui de Willy.
Leurs deux histoires parallèles, leurs deux épreuves manquées, les conduisent à des solutions différentes. Quelles sont-elles ? Fondée sur l'illusion, la solution choisie par Willy est finalement l'obéissance (et en même temps le refus de renoncer à la toute-puissance). Fondamentalement, Willy reste fidèle au système fondé sur la loi de l'argent. Son suicide est un "beau coup", il rapportera gros. Ce suicide est rationnel, il permet d'ailleurs à Willy d'en remontrer à son maître Ben : " Une transaction commerciale de toute beauté William mon coeur, de toute beauté! ". Approuvée et appelée par Ben ("William, petit, il est temps!") , la mort de Willy représente l'absurde aboutissement de sa quête. C'est dans la mort qu'il rejoint l'idéal (Ben) tant recherché au cours de son existence. Tiraillé entre deux systèmes, celui de Ben et celui de Biff, Willy a choisi de suivre Ben. Biff fonde, lui, son choix final sur un constat bien éloigné des illusions de Willy : " Je suis zéro papa, zéro." Plus loin (sa dernière réplique) : " Je sais qui je suis ! " L'opposition de Biff et de son père est finalement celle de la lucidité et de l'aliénation. Biff souligne d'ailleurs à propos de son père : "Cet homme-là n'a jamais su qui il était!". Renonçant à la fusion avec l'idéal social fondé sur l'argent et la compétition, Biff choisit de quitter la maison familiale. Ce faisant, il échappe, contrairement, à son frère Happy, au retour du même : sans doute ne sera-t-il pas un clone de son père, peut-être trouvera-t-il la liberté. 4. Note sur la métaphore sportive Le personnage de Willy étant contradictoire, son discours est lui aussi, bien entendu, contradictoire. Willy peut, à quelques répliques de distance, émettre des propos totalement antinomiques. Si l'on simplifie, on peut dire que Willy est constitué de deux discours sociaux : d'une part le discours de la contestation du progrès (avec tout le thème de la nature, de la pollution, des grands immeubles, etc.) ; et d'autre part le discours optimiste de la civilisation libérale, fondé sur l'éloge du profit et de la compétition. En ce qui concerne ce second discours, on constate qu'il présente toutes les caractéristiques d'une propagande, et en particulier ce trait distinctif de tout discours de propagande qu'est l'enthousiasme de celui qui le profère. On peut dire que Willy est un propagandé. Au centre de son système, figurent l'exaltation du héros (Ben) et la métaphore sportive. Occupons-nous plus particulièrement de celle-ci. L'importance de la métaphore sportive dans la définition de l'identité sociale de la personne peut être résumée dans la proposition suivante : la vie (la vente), c'est du sport (ou : c'est la guerre). D'où la place énorme accordée au sport dans les médias de notre société de masse. Le sport y a surtout pour fonction de définir des règles de vie en société auxquelles l'individu est tenu de se conformer. Dans l'édification de la personnalité sociale de ses fils, on voit que le sport occupe une place déterminante pour Willy Loman. Chez les Loman, on ne fait pas du sport pour le sport, mais parce que le sport, c'est la préparation à la vie. On voit Willy utiliser la métaphore sportive à divers moments importants de la pièce : par exemple lors de la préparation du match de Biff, à l'occasion de la visite de Ben, ou lorsqu'il évoque la rencontre entre Biff et Bill Oliver. Et chaque fois, ce sont les mêmes éléments qui reviennent : exaltation, euphorie, maximes sur l'existence et la société, conseils du père à ses fils (le père se concevant avant tout comme un entraîneur).
" Ne jamais remettre à tout à l'heure ce qu'on peut finir tout de suite ; marque ça Biff, marque ça! " (p.22) " (didascalie) Willy, comme un entraîneur au bord du ring, prodigue ses conseils. " (p.22) "... mais quand vous vous retrouverez tous dehors dans la vie, vous, mes enfants, vous aurez plusieurs longueurs d'avance sur lui, et ce retard, il ne pourra jamais, jamais le combler, parce que dans les affaires, le type qui est taillé en athlète, le type qui inspire confiance, le type qui sait sourire de toutes ses dents, celui-là mes enfants, pourra vendre des cubes de glace aux Esquimaux, ... " (p.27). Le bon vendeur est un champion, et Willy est un champion : il sait passer devant les autres, c'est ça l'important : passer devant les autres : " Tiens, par exemple, moi, j'arrive dans un bureau d'achats quelque part en Nouvelle-Angleterre, est-ce que je fais la queue comme les autres ? Non! Il suffit que la secrétaire annonce : Willy Loman, pour qu'aussitôt ce soit mon tour, avant les autres!... " (p.27)
Ce sera l'occasion pour Ben de tirer devant Willy et ses fils admiratifs cette leçon de vie : " Mon petit, si tu veux sortir un jour vivant, riche et victorieux de la jungle, ne te bats jamais loyalement, jamais! " (p. 42). Et cette autre, que les palaces (comme les prisons) "sont pleins de petits gars comme ça qui n'ont peur de rien! " (p.42). Le sport fournit des leçons de vie. Et d'ailleurs la vie (qui dans son essence est commerce) s'exprime avec les mots du sport. C'est en termes sportifs que, dans la même conversation, Willy dresse sa propre statue : " Cette semaine, j'ai pulvérisé tous mes records! " (p.43). Il utilise aussi le vocabulaire militaire (sport et guerre sont interchangeables) : " CHARLEY. Et comment ça été à Boston, Willy ?
" WILLY (arpentant maintenant, très Napoléon à la veille d'Austerlitz). Sois très sévère, strict, Anglais! Tu n'es pas le petit jeunot qui vient quémander un job, ... " (p.55). " (...) Biff, écoute-moi et fais ce que je te dis : (...) " (p.55). " (...) Biff, cueille-le au foie, d'entrée! Lui laisse pas une chance! (...) " (p.57). On notera aussi que dans tout ce passage, où l'exaltation de Willy est extrême, le père, visiblement, considère son fils comme un véritable double de lui-même, un alter ego. L'entraîneur-supporter s'identifie totalement à son héros. C'est là une belle lecture, assurément, de la "psychologie" du supporter (ou de l'entraîneur) : le vainqueur que je veux qu'il soit, c'est moi. Et dès lors, la dénégation par Willy de l'échec de son fils est tout autant dénégation de son propre échec. " WILLY. Parce que tu es quelqu'un Biff, quelqu'un de rare, de précieux, quelqu'un d'inestimable, d'INESTIMABLE! (Il se laisse alors tomber, épuisé, sur son oreiller.) (p.58). Willy, dans un état semi-délirant, Willy redevenu enfant, se fait chanter une berceuse par sa femme, mais il n'écoute pas. Il est Biff, il est devenu le champion, il est un dieu. La foule l'acclame et hurle : Loman! Loman! (On pense par exemple au héros du film Toto le Héros : c'est évidemment le même désespoir pathétique qui alimente dans les deux cas le fantasme de toute-puissance) : " LINDA. Repose-toi Willy. Veux-tu que je te chante quelque chose ? WILLY. C'est ça, chante ! Quand l'équipe est apparue, tu te souviens celle clameur et ce stade entier debout ? C'était lui le plus beau non, tu te souviens ? LINDA (s'arrêtant de fredonner). Bien sûr chéri, dors. WILLY. Hercule, ou quelque chose dans le genre, de grec et de divin, et le soleil, tu te souviens de ce soleil sur son casque ? Et comme il me cherchait des yeux dans la tribune, et le signe qu'il m'a fait à moi, alors qu'il y avait les représentants des trois universités à côté! (...) Et les cris quand il a marqué ? Loman, Loman, Loman! Ah bon Dieu, non, une étoile comme ça ne peut pas cesser de briller, ... " (p.58). Et le délire de Willy s'achève, avec l'acte, dans une apothéose poétique, pur produit de la folie du petit homme, écho magnifique à tout le thème du retour à la nature du début de la pièce : " Linda, regarde la lune, ils ont libéré la lune! (On voit la lune apparaître entre les immeubles. Willy, épuisé et heureux, la salue d'un petit geste). Willy star, Willy va monter au ciel, il peut s'endormir.
Avalisé par le grand surmoi financier qu'est Ben, le suicide de Willy est un beau coup, commercialement parlant ; il est aussi vécu comme un "grand match", le dernier, par le petit homme. C'est son match à lui : " BEN. William, petit, il est temps! (...) WILLY. J'ai toujours cru qu'on s'en tirerait Biff et moi, d'une manière ou d'une autre! (...) BEN. Ne te mets pas en retard William, va! WILLY (soudain très actif). Oui c'est vrai, il faut y aller, alors mon gars, c'est bien compris, dis-toi que plus tu dégages fort, plus tu rentres dans le camp adverse, alors je veux des coups de pied de deux cents mètres, pas moins, botte de toutes tes forces mon gars, avec la rage au ventre, car c'est important, tu sais que dans les tribunes... (Il s'arrête et cherche Ben.) Ben, Ben ? Où est-ce que je... où est-ce que je dois... " (p.116). Passage extrêmement intéressant ici encore, car on y voit bien le jeu de miroir entre les identités, à propos du thème sportif. Ben/Biff : dans son acharnement à nier la réalité, Willy passe insensiblement de l'un à l'autre. Ben est son guide, son entraîneur : cette fois enfin il le suit, dans la mort il va devenir Ben. Mais il devient aussi du même coup Biff-le-champion, dans ce théâtre où il tient tous les rôles. " Cet homme-là n'a jamais su qui il était! ". Cet homme-là, vaincu par le système, se fait jusqu'au bout, jusqu'à la mort, le chantre de ce système. Moderne avatar de Madame Bovary, ou de don Quichotte, jusqu'au bout Willy aura vécu dans l'illusion. Miller nous propose ainsi, à travers Willy Loman, une figure très actuelle de l'aliénation, dont le sport représente une forme particulièrement répandue dans les sociétés contemporaines. 5. Illusions, mensonge et vie sociale
Annexe. Eléments pour une lecture psycho-sociale Deux documents pour interpréter les quêtes de Willy, Biff et Happy :
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