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Schweyk dans la deuxième guerre mondiale

 


Arthur MILLER
Mort d'un commis voyageur :
une lecture

1. A propos de la structure narrative

a) La fable

  • Orphelin très jeune, Willy Loman est fils d'un marchand ambulant (toute la famille est "dans la vente").

  • Il choisit d'être représentant de commerce et restera 35 ans au service de la même société.
  • Au début de sa carrière, il a l'occasion de faire fortune en suivant son frère, mais renonce à cette opportunité. Plus tard, il sera question qu'il "vole de ses propres ailes" ; mais cela non plus ne se réalisera pas.
  • Père de deux enfants, Willy Loman nourrit pour eux de grandes ambitions, surtout pour l'aîné, Biff, dont il rêve de faire un grand champion sportif.
  • Mais la carrière de ce fils avorte, suite à un échec scolaire. Le jour même de cet échec, Biff apprend que Willy trompe Linda, sa femme. La vie du jeune homme bascule  : il ira désormais de petit boulot en échec professionnel. Quant à Happy, son frère, il suit à peu près la voie de son père.
  • Les relations entre Biff et son père ne cessent de se dégrader. Willy a donc échoué en tant que père. Sa vie professionnelle, il la manque également, puisqu'après s'être vu retirer son fixe, il finit par perdre son emploi.
  • Hanté par les souvenirs du bonheur familial désormais perdu, et cherchant à s'accrocher à ses dernières illusions, il finit par concevoir un projet susceptible de résoudre les contradictions qui le déchirent : après s'en être remis à Ben, son double, son frère mort, il se suicide, ce qui lui permettra d'assurer l'aisance financière de sa famille.
  • Son enterrement sera le lieu de la dernière désillusion. Willy était convaincu que la foule l'accompagnerait pour son dernier voyage  : c'est le contraire qui se produit. Quant à Biff, il quitte définitivement la maison.

b) Construction de la pièce  : les grandes lignes

  • La construction rigoureuse de la pièce évoque le schéma tragique  : une marche inexorable vers le dénouement, qui fera éclater la vérité et verra la mort du protagoniste.
  • Les deux actes se répondent et présentent un schéma inversé  :
    acte 1  : de l'exposé du manque à l'affirmation d'un espoir  :
    acte 2  : de l'optimisme serein au dénouement tragique
  • Principales étapes  :

Acte 1

    1. Exposition  :
      * la situation de Willy se dégrade (point de vue professionnel et relation avec ses fils) ;
      * Happy et Biff sont empêtrés dans leur situation professionnelle et affective
    2. Retour sur le passé de la vie familiale (les espoirs aujourd'hui déçus)
    3. Nouvel espoir  :
      * pour Willy  : demain il se rendra chez Howard
      * pour Biff  : demain il se rendra chez Bill Oliver.

Acte 2

    1. Epreuve pour Willy et Biff (un entretien, qui se soldera par un double échec)  :
      * Willy perd son emploi
      * Biff ne parvient pas à rencontrer Bill Oliver ; il lui vole un stylo.
    2. Deux retours sur le passé de la vie familiale forment contraste  :
      a) l'apogée de la carrière sportive de Biff
      b) Son échec aux examens et la découverte du mensonge du père (autour du thème sexuel).
    3. Willy trouve la solution  : le suicide ;
      Biff trouve la solution  : le départ.

c) Hiérarchie des récits

1. La famille Loman

  • Le personnage central est évidemment Willy Loman  : c'est donc à partir de lui que s'élabore le schéma narratif principal (manque, épreuves, etc..). Il ne serait pas difficile de construire un schéma actantiel avec Willy pour sujet. On remarquera que l'issue de sa quête, aussi bien professionnelle qu'affective, est très ambiguë  : il réussit en échouant.
  • Un deuxième personnage est le support d'un récit parallèle, c'est Biff. Les deux récits de Willy et Biff sont à la fois parallèles et inversés (Biff ne fait pas les mêmes choix que Willy ; l'issue de son histoire n'est pas la même).
  • Le deuxième fils, Happy, connaît également une quête professionnelle et affective : il est donc aussi le sujet d'un récit, dont les contours sont moins facilement définissables. En gros, il choisit de suivre la voie du père et accepte les règles du jeu capitaliste auquel il se soumet.
  • La quête de Linda est celle de la Mère et de l'Epouse  : une quête dont l'objet se confond avec la réussite de son mari et de ses fils. Du point de vue matériel, l'objet de sa quête peut se résumer au paiement des traites.

2. Ben, Charley, Bernard, Howard

  • Les quatre récits relatifs à la famille Loman se terminent soit mal, soit dans l'incertitude. Pas question pour eux, en tout cas, de happy end. En ce qui les concerne, les choses ne sont ni simples ni gaies, ce ne sont pas des personnages de feuilleton. La situation est différente pour les principaux autres personnages  : Ben, Charley et Bernard, Howard.
  • On peut donc classer les personnages importants en deux groupes, selon que leur quête connaît une issue heureuse ou non. Le premier groupe comprend les quatre membres de la famille Loman, et le second, pour l'essentiel, les personnages appartenant au monde extérieur  : Ben, Charley, Bernard et Howard. On constate par ailleurs que l'intériorité et la vie amoureuse des personnages de ce second groupe sont très peu évoquées. Pour Ben et Charley, on ne sait rien de leur vie amoureuse ; Howard et Bernard ont fondé deux familles bourgeoises américaines-types. On n'en sait pas plus  : on ignore tout par exemple de l'espace privé dans lequel ces personnages évoluent.
  • La vie, donc, semble rose et simple pour tous ceux qui vivent en dehors de l'univers de la famille Loman.

2. Personnages

a) Willy Loman et ses doubles

Les personnages se définissent souvent à l'intérieur de paires contrastées. Un premier groupe de doubles se développe autour du personnage de Willy. On commencera par Ben, Charley, Howard : les trois patrons.

    • Ben

Double inversé de Willy  : il est le grand frère qui a réussi. Une figure paternelle par rapport à Willy, une espèce de surmoi  : le mort, l'ancêtre. Il incarne le discours social triomphant, le discours marchand pur et dur (Dans la mise en scène, deux belles images  : Ben soulevant le petit Willy, Ben le recouvrant de son grand manteau).

    • Charley

Aussi un double inversé de Willy  : le voisin, qui n'a pas de problèmes financiers (peut-être un frère  : Bernard appelle Willy "mon oncle"). Charley est un patron possible pour Willy. Rapport de compétition avec lui (concurrence entre les enfants). Charley est une espèce de Ben vivant, un vivant reproche. Willy l'appelle d'ailleurs Ben lors de la première apparition du fantôme.

    • Howard

Howard est à la fois un double des fils (il a leur âge, c'est Willy qui lui a donné son nom) et un double de Willy.

Double de Willy notamment en ce qui concerne la structure familiale. Les relations au sein de la famille d'Howard sont évoquées dans la scène du magnétophone. Chez Wagner comme chez Loman, le père est dominateur et la mère effacée. Les deux enfants, dans les deux familles, promettent beaucoup et le père est leur premier et plus ardent supporter.

Ce double peut être inverse  : la même famille, mais heureuse parce qu'il y a l'argent.

Autre interprétation possible  : peut-être Howard n'est-il qu'une sorte de Willy en devenir. Encore au stade des illusions, il revit avec ses enfants, vingt ans plus tard, la même aventure que Willy. La famille que nous présente le magnétophone ne serait qu'une copie (à un stade moins avancé de décomposition) de la famille Loman. L'aventure humaine de la désillusion transcende les classes sociales.

    • Le père de Willy

Rapport de double aussi entre le père et le fils. Père absent, modèle, sorte d'épure du commis voyageur  : il promène toute sa famille pour vendre les objets qu'il fabrique. Tous les Loman, à sa suite, s'adonneront au commerce (ambulant pour Willy).

b) Biff et Happy

  • Les deux frères forment un couple oppositionnel  : beaucoup de similitudes, beaucoup de différences. En général, les problèmes par rapport auxquels ils doivent se situer sont les mêmes, mais les réponses sont différentes.
  • Ils ont reçu une même éducation. Biff semble avoir été privilégié (c'est lui le champion, il ressemble plus à papa, etc..).
  • Par rapport à l'argent, au métier, Happy est plus "conforme"  : il se plie aux exigences du système, même s'il n'accepte pas vraiment ses valeurs.
  • Happy a une conception marchande du rapport aux filles  : il a renoncé à la femme parfaite comme aux grands paysages. Ce n'est pas le cas de Biff.
  • Par rapport à la famille  : Happy cherche surtout à éviter les conflits, il accepte les valeurs du père ; Biff insiste sur les questions que la famille cherche à taire.
  • Un trait commun aux deux frères, qu'ils partagent avec leur père  : leur statut social n'est pas très brillant (ce sont des "minables"). Il y en a des millions comme eux.

c) Biff, Happy /versus/ Bernard
/versus/ Howard

  • Les deux frères Loman forment contraste avec Bernard et Howard. On a affaire à quatre formules différentes quant à la situation sociale.
  • Happy, Biff et Bernard sont issus de milieux similaires. Mais Bernard sort de son milieu relativement modeste grâce à son travail et fonde une "famille heureuse". Personnage à la limite de la caricature, il représente la réalisation du rêve américain.
  • Appartenant à la même génération que Biff et Happy, Howard, fils de patron et patron lui-même, construit une famille très semblable à celle de Bernard. Il incarne lui aussi une certaine forme de "tranquillité" sociale. Il ne se pose pas de questions. Howard est, comme Bernard, un personnage assez caricatural.

c) Un schéma possible

  • Au vu de tout ce qui précède, un regroupement possible des personnages prendrait la forme suivante  :

Echec social

Réussite sociale

La famille Loman

Les autres (sauf les filles)

Personnages "réels"

Personnages "mythiques" (de légende)

Génération 1  : Willy

Génération 1  : Ben / Charley
(les doubles)

Génération 2  : Happy et Biff

Génération 2  : Bernard / Howard

  • N.B. Les femmes, peu nombreuses dans la pièce, ne sont pas intégrées à ce schéma. Le monde décrit est fondamentalement un monde d'hommes. Il semble n'y avoir pour les femmes que deux rôles possibles  : la Femme au Foyer, la Mère (Linda) ou l'objet sexuel (les autres).

3. Un conflit de valeurs  : la compétition et le retour à la nature

  • A peu près tous les personnages, dans Mort d'un commis voyageur, sont amenés à se situer par rapport à quelques grandes questions économico-sociales. Bien que chaque personnage soit relativement individualisé de ce point de vue, on peut dégager deux options principales  : les personnages ont le choix entre l'acceptation et le refus de ce système.
  • Les caractéristiques du système dominant sont en gros les suivantes  :
    1. Concurrence, compétition.
    2. Ambition (métaphore sportive, voir ci-dessous point 4)
    3. Rôle central de l'argent (au détriment des relations humaines)
    4. Prédominance de la ville sur la campagne (rejet de la nature, importance de l'automobile).
  • Face à ce choix, il y a des personnages pour qui la question ne se pose pas  : principalement Ben, Charley, Howard, Bernard (ceux qui réussissent). Les autres, au cours de la pièce, cherchent à se situer sur ce plan.
  • Entre les deux pôles, Willy Loman et ses deux fils hésitent, chacun à sa manière. L'option de Biff, qui se cherche durant toute la pièce, est finalement le refus du système. Happy, bien qu'attiré par le choix de Biff, accepte les présupposés de la société marchande.
  • Quant à Willy, il incarne par rapport à cette problématique une position très contradictoire. Il est le lieu d'un conflit idéologique permanent entre des valeurs antinomiques.

Par exemple, ses principes correspondent parfaitement aux normes de la société marchande  : ambition, concurrence, etc. Ce choix de Willy est particulièrement net dans le premier acte, et il oriente en fait ses relations avec Biff jusqu'à la fin  : rien de neuf dans les conseils qu'il lui donne avant l'entretien avec Bill Oliver, ni dans la dispute qui fait suite à l'échec de son fils.

Mais d'autre part, l'auteur place Willy Loman à un moment de sa vie où ses certitudes commencent à vaciller. Sa situation présente, ses doutes remettent en cause une fidélité absolue au système dont toute sa vie il a été un ardent défenseur (et la dupe à la fois).

Tout change pour Willy  : il ne maîtrise plus la voiture, son outil de travail, il se met à regarder le paysage, et à le trouver beau. Il veut à nouveau semer de fleurs et de légumes le paysage urbain. Et en même temps, l'argent commence à manquer. Pire  : Willy se rend compte que finalement, il n'a jamais été parfaitement intégré  : il a toujours accordé plus d'importance à la personne qu'au chiffre.Willy se met à contester.

De ce point de vue, il rejoint donc le système de Biff. Il y a quelque chose en Willy qui résiste au système capitaliste, qui résiste à Ben et à Howard.

A partir de là, on peut lire la pièce comme le récit d'un double combat contre le système  : celui de Biff et celui de Willy. Leurs deux histoires parallèles, leurs

deux épreuves manquées, les conduisent à des solutions différentes. Quelles sont-elles ?

Fondée sur l'illusion, la solution choisie par Willy est finalement l'obéissance (et en même temps le refus de renoncer à la toute-puissance). Fondamentalement, Willy reste fidèle au système fondé sur la loi de l'argent. Son suicide est un "beau coup", il rapportera gros. Ce suicide est rationnel, il permet d'ailleurs à Willy d'en remontrer à son maître Ben : " Une transaction commerciale de toute beauté William mon coeur, de toute beauté! ". Approuvée et appelée par Ben ("William, petit, il est temps!") , la mort de Willy représente l'absurde aboutissement de sa quête. C'est dans la mort qu'il rejoint l'idéal (Ben) tant recherché au cours de son existence.

Tiraillé entre deux systèmes, celui de Ben et celui de Biff, Willy a choisi de suivre Ben.

Biff fonde, lui, son choix final sur un constat bien éloigné des illusions de Willy : " Je suis zéro papa, zéro." Plus loin (sa dernière réplique)  : " Je sais qui je suis ! " L'opposition de Biff et de son père est finalement celle de la lucidité et de l'aliénation. Biff souligne d'ailleurs à propos de son père  : "Cet homme-là n'a jamais su qui il était!". Renonçant à la fusion avec l'idéal social fondé sur l'argent et la compétition, Biff choisit de quitter la maison familiale. Ce faisant, il échappe, contrairement, à son frère Happy, au retour du même  : sans doute ne sera-t-il pas un clone de son père, peut-être trouvera-t-il la liberté.

4. Note sur la métaphore sportive

Le personnage de Willy étant contradictoire, son discours est lui aussi, bien entendu, contradictoire. Willy peut, à quelques répliques de distance, émettre des propos totalement antinomiques.

Si l'on simplifie, on peut dire que Willy est constitué de deux discours sociaux  : d'une part le discours de la contestation du progrès (avec tout le thème de la nature, de la pollution, des grands immeubles, etc.) ; et d'autre part le discours optimiste de la civilisation libérale, fondé sur l'éloge du profit et de la compétition. En ce qui concerne ce second discours, on constate qu'il présente toutes les caractéristiques d'une propagande, et en particulier ce trait distinctif de tout discours de propagande qu'est l'enthousiasme de celui qui le profère.

On peut dire que Willy est un propagandé. Au centre de son système, figurent l'exaltation du héros (Ben) et la métaphore sportive. Occupons-nous plus particulièrement de celle-ci.

L'importance de la métaphore sportive dans la définition de l'identité sociale de la personne peut être résumée dans la proposition  suivante : la vie (la vente), c'est du sport (ou  : c'est la guerre). D'où la place énorme accordée au sport dans les médias de notre société de masse. Le sport y a surtout pour fonction de définir des règles de vie en société auxquelles l'individu est tenu de se conformer.

Dans l'édification de la personnalité sociale de ses fils, on voit que le sport occupe une place déterminante pour Willy Loman. Chez les Loman, on ne fait pas du sport pour le sport, mais parce que le sport, c'est la préparation à la vie.

On voit Willy utiliser la métaphore sportive à divers moments importants de la pièce : par exemple lors de la préparation du match de Biff, à l'occasion de la visite de Ben, ou lorsqu'il évoque la rencontre entre Biff et Bill Oliver. Et chaque fois, ce sont les mêmes éléments qui reviennent  : exaltation, euphorie, maximes sur l'existence et la société, conseils du père à ses fils (le père se concevant avant tout comme un entraîneur).

  • Ecoutons-le lorsqu'il offre un punching-ball à ses enfants (la vie, c'est de la boxe) :

" Ne jamais remettre à tout à l'heure ce qu'on peut finir tout de suite ; marque ça Biff, marque ça! " (p.22)

" (didascalie) Willy, comme un entraîneur au bord du ring, prodigue ses conseils. " (p.22)

"... mais quand vous vous retrouverez tous dehors dans la vie, vous, mes enfants, vous aurez plusieurs longueurs d'avance sur lui, et ce retard, il ne pourra jamais, jamais le combler, parce que dans les affaires, le type qui est taillé en athlète, le type qui inspire confiance, le type qui sait sourire de toutes ses dents, celui-là mes enfants, pourra vendre des cubes de glace aux Esquimaux, ... " (p.27).

Le bon vendeur est un champion, et Willy est un champion  : il sait passer devant les autres, c'est ça l'important  : passer devant les autres  :

" Tiens, par exemple, moi, j'arrive dans un bureau d'achats quelque part en Nouvelle-Angleterre, est-ce que je fais la queue comme les autres ? Non! Il suffit que la secrétaire annonce  : Willy Loman, pour qu'aussitôt ce soit mon tour, avant les autres!... " (p.27)

  • La boxe revient lorsque Willy présente ses fils à Ben, à la fin de l'acte 1, au cours d'une conversation qui évoque les ancêtres et l'insertion dans la tradition familiale. Willy présente à son frère le fruit de son système éducatif, Biff : un vrai champion ("Coeur d'or, mais le reste tout acier!). Et pour tester l'efficacité du modèle éducatif de Willy, Ben provoque Biff au combat - au grand dam de Linda.

Ce sera l'occasion pour Ben de tirer devant Willy et ses fils admiratifs cette leçon de vie  :

" Mon petit, si tu veux sortir un jour vivant, riche et victorieux de la jungle, ne te bats jamais loyalement, jamais! " (p. 42).

Et cette autre, que les palaces (comme les prisons) "sont pleins de petits gars comme ça qui n'ont peur de rien! " (p.42).

Le sport fournit des leçons de vie. Et d'ailleurs la vie (qui dans son essence est commerce) s'exprime avec les mots du sport. C'est en termes sportifs que, dans la même conversation, Willy dresse sa propre statue  :

" Cette semaine, j'ai pulvérisé tous mes records! " (p.43).

Il utilise aussi le vocabulaire militaire (sport et guerre sont interchangeables) :

" CHARLEY. Et comment ça été à Boston, Willy ?
WILLY (...) Un massacre! Après mon passage, il ne reste plus pierre sur pierre. " (p.43).

  • Si l'on suit les étapes de la vie de Willy, on constate donc que le thème du sport irrigue tout son âge mûr (le passé dans la pièce, avec les deux épisodes de la préparation de ses fils et de la visite de Ben). Il est cependant tout aussi présent aujourd'hui. Après la phase de déprime du début de la pièce, l'optimisme renaît au terme de l'acte I, avec le projet de magasin (de sport) des frères Loman. Willy redevient alors, presque instantanément, le coach qu'il n'a jamais cessé d'être pour ses fils, et surtout pour Biff. On retrouve l'exaltation euphorique d'autrefois, les conseils hurlés à l'oreille du champion, et le double vocabulaire sportif et militaire  :

" WILLY (arpentant maintenant, très Napoléon à la veille d'Austerlitz). Sois très sévère, strict, Anglais! Tu n'es pas le petit jeunot qui vient quémander un job, ... " (p.55).

" (...) Biff, écoute-moi et fais ce que je te dis  : (...) " (p.55).

" (...) Biff, cueille-le au foie, d'entrée! Lui laisse pas une chance! (...) " (p.57).

On notera aussi que dans tout ce passage, où l'exaltation de Willy est extrême, le père, visiblement, considère son fils comme un véritable double de lui-même, un alter ego. L'entraîneur-supporter s'identifie totalement à son héros. C'est là une belle lecture, assurément, de la "psychologie" du supporter (ou de l'entraîneur)  : le vainqueur que je veux qu'il soit, c'est moi. Et dès lors, la dénégation par Willy de l'échec de son fils est tout autant dénégation de son propre échec.

" WILLY. Parce que tu es quelqu'un Biff, quelqu'un de rare, de précieux, quelqu'un d'inestimable, d'INESTIMABLE! (Il se laisse alors tomber, épuisé, sur son oreiller.) (p.58).

Willy, dans un état semi-délirant, Willy redevenu enfant, se fait chanter une berceuse par sa femme, mais il n'écoute pas. Il est Biff, il est devenu le champion, il est un dieu. La foule l'acclame et hurle  : Loman! Loman! (On pense par exemple au héros du film Toto le Héros  : c'est évidemment le même désespoir pathétique qui alimente dans les deux cas le fantasme de toute-puissance)  :

" LINDA. Repose-toi Willy. Veux-tu que je te chante quelque chose ?

WILLY. C'est ça, chante ! Quand l'équipe est apparue, tu te souviens celle clameur et ce stade entier debout ? C'était lui le plus beau non, tu te souviens ?

LINDA (s'arrêtant de fredonner). Bien sûr chéri, dors.

WILLY. Hercule, ou quelque chose dans le genre, de grec et de divin, et le soleil, tu te souviens de ce soleil sur son casque ? Et comme il me cherchait des yeux dans la tribune, et le signe qu'il m'a fait à moi, alors qu'il y avait les représentants des trois universités à côté! (...) Et les cris quand il a marqué ? Loman, Loman, Loman! Ah bon Dieu, non, une étoile comme ça ne peut pas cesser de briller, ... " (p.58).

Et le délire de Willy s'achève, avec l'acte, dans une apothéose poétique, pur produit de la folie du petit homme, écho magnifique à tout le thème du retour à la nature du début de la pièce  :

" Linda, regarde la lune, ils ont libéré la lune! (On voit la lune apparaître entre les immeubles. Willy, épuisé et heureux, la salue d'un petit geste).

Willy star, Willy va monter au ciel, il peut s'endormir.

  • Le sport conclut l'acte I (Willy s'endort en rêvant sport), il clôturera aussi la pièce (Willy meurt de même). On verra le thème sportif intervenir encore dans l'ultime réplique du commis voyageur.

Avalisé par le grand surmoi financier qu'est Ben, le suicide de Willy est un beau coup, commercialement parlant ; il est aussi vécu comme un "grand match", le dernier, par le petit homme. C'est son match à lui  :

" BEN. William, petit, il est temps! (...)

WILLY. J'ai toujours cru qu'on s'en tirerait Biff et moi, d'une manière ou d'une autre! (...)

BEN. Ne te mets pas en retard William, va!

WILLY (soudain très actif). Oui c'est vrai, il faut y aller, alors mon gars, c'est bien compris, dis-toi que plus tu dégages fort, plus tu rentres dans le camp adverse, alors je veux des coups de pied de deux cents mètres, pas moins, botte de toutes tes forces mon gars, avec la rage au ventre, car c'est important, tu sais que dans les tribunes... (Il s'arrête et cherche Ben.) Ben, Ben ? Où est-ce que je... où est-ce que je dois... " (p.116).

Passage extrêmement intéressant ici encore, car on y voit bien le jeu de miroir entre les identités, à propos du thème sportif. Ben/Biff  : dans son acharnement à nier la réalité, Willy passe insensiblement de l'un à l'autre. Ben est son guide, son entraîneur  : cette fois enfin il le suit, dans la mort il va devenir Ben. Mais il devient aussi du même coup Biff-le-champion, dans ce théâtre où il tient tous les rôles.

" Cet homme-là n'a jamais su qui il était! ". Cet homme-là, vaincu par le système, se fait jusqu'au bout, jusqu'à la mort, le chantre de ce système. Moderne avatar de Madame Bovary, ou de don Quichotte, jusqu'au bout Willy aura vécu dans l'illusion.

Miller nous propose ainsi, à travers Willy Loman, une figure très actuelle de l'aliénation, dont le sport représente une forme particulièrement répandue dans les sociétés contemporaines.

5. Illusions, mensonge et vie sociale

 

Annexe. Eléments pour une lecture psycho-sociale

Deux documents  pour interpréter les quêtes de Willy, Biff et Happy :

FREUD, Sigmund, "Pour introduire le narcissisme", dans La vie sexuelle.

BOURDIEU, Pierre, "Les contradictions de l'héritage", dans La misère du monde.