À propos de la structure musicale du song Seeräuberjenny

 

Extrait de : Laurent FENEYROU, « L’Opéra de quat’sous », in « Dramaturgie musicale et idéologie, Brecht et ses musiciens », dans Musique et dramaturgie, Esthétique de la représentation au XXème siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p.114.

 

«  N° 6 Seeräuberjenny (Jenny-des-Corsaires) (Allegretto)
Ou Traüme eines Küchmädchens (Rêves d’une fille de cuisine)

Clarinettes, trompette, trombone, percussion, banjo, piano

Didascalie : « Éclairage de Song : lumière dorée. L'orgue s'illumine. Trois lampes descendent des cintres au bout d'une perche et on lit sur les panneaux : Jenny-des-Corsaires. » Il en sera de même pour les numéros 7,9,14,15,17 et 20, avec leurs titres respectifs.

Ce song célèbre, chanté soit par Polly, soit par Jenny, est proche de celui que Brecht composa (arrangement de Franz Bruiner). Ernst Bloch loua ses connotations expressionnistes et fantastiques, sa tendance messianique et son romantisme révolutionnaire, et établit un parallèle avec la Senta du Vaisseau fantôme et l'Elsa de Lohengrin. Lotte Lenya en fut l'interprète, de sa voix « douce, élevée, légère, dangereuse, froide, avec la lumière du croissant de lune » (Bloch).

Le jeu leggiero et la dynamique piano s'opposent aux lourdeurs du numéro précédent. Le piano est l'instrument conducteur, sur lequel se greffent les vents, avec un rythme obsessionnel (deux doubles croches \ 3 croches ). Trois strophes, persiflage des brigands, s'enchaînent à une quatrième et dernière qui prend la forme lente d'une marche lente (Meno mosso), plus menaçante. La structure des quatre strophes est en trois temps :

1. Progression haletante autour de l'intervalle de tierce mineure (sol-si bémol, la-do, si bémol-ré bémol, fa-la bémol, avec mouvement contraire à la basse), au cours de laquelle Weill note en Schprechgesang la dernière incise ;

2. Articulation autour de deux notes pivots, si et fa dièse, avec des intervalles de quinte et de sixte, Weill utilisant, dans la quatrième strophe, le parler libre ;

3. Ralentissement (Breit) à effet cadentiel (I, V, IV, V) servant de conclusion : l’ambitus, large, et la nudité de l'écriture aboutissent à une demi cadence en si mineur ( sur fa dièse), qui s'enchaîne à la reprise au triton de la fondamentale, do mineur. »

 

 

Le discours critique sur la guerre est omniprésent dans l’œuvre de Brecht. On ne s’attendrait pas à le retrouver dans L'Opéra de quat'sous. Et pourtant, il y a ce « chant des canons », chanson de caserne qui parvient à dire, sous la forme de l’antiphrase, la cruauté barbare de la guerre. Comment Brecht s’y prend-il pour intégrer ce poème antimilitariste dans la pièce de John Gay ?

C’est le mariage. Le truand-homme d’affaires a invité à la fête son ami, chef de la police corrompu, Tiger-Brown. A deux, ils vont se rappeler les souvenirs de leur jeunesse. « Mackie et Jackie » se sont connus à l’armée : ils ont fait ensemble les guerres coloniales, d’où ils ont rapporté cette chanson énergique, hilare et raciste.

Mais le Chant des canons est un song [1].  Concourent ici à la verfremdung : la musique et le contenu du texte, ainsi que les conditions d’énonciation, – un éloge viril de la vie militaire chanté par un truand et un policier lâche et corrompu, devant un pasteur idiot et une bande de gangsters.

 

Histoire du texte

Le texte du Kanonen Song est un assemblage de deux poèmes parus antérieurement [2].

Le refrain (« Soldaten wohnen | Auf den Kanonen… ») a été initialement inclus dans le texte de la pièce Homme pour Homme, lors de sa création à Berlin en 1925.

Les trois strophes, qui racontent l’histoire des soldats John, Jim et Georgie, ont été publiées sous le titre « Les trois sodats », dans une première édition des Sermons domestiques, en 1926. Réécrites en 1927, elles ont finalement été retirées du recueil.

Ce récit condensé de l’épopée militaire des « trois soldats », présente des allusions au recueil de nouvelles Soldiers three de Rudyard Kipling. La référence aux guerres de l’empire britannique est également présente dans le refrain : Mackie et Jackie sont des anciens de la guerre des Boers et de l’armée de l’Empire des Indes.  Le contexte, et la vision de l’armée, sont les mêmes que ceux d’Homme pour Homme.

" John est mort et Jim est décédé. Georgie est manquant, il est en train de pourrir. (...) On en fera du steak tartare. " (Mackie et Jackie, Kanonen Song, in Tableau 2).
Le très glauque Song des canons est chanté bras dessus bras dessous par deux anciens combattants : un homme d'affaires criminel et son alter ego, un chef de la police qui est à la fois vénal, brutal (c'est un tigre), et d'un sentimentalisme pleurnichard.
[George GROSZ, "Blood is the best sauce", iin Gott mit uns, 9 lithographies, Malik-Verlag, 1920.

Le contenu

  1. Commençons par ce refrain enthousiaste et raciste :
         " Les soldats vivent
           Sur les canons
           Du Cap à Couch Behar.
           Et s'il doit pleuvoir
           Et qu'on rencontre une race bizarre, brune ou pâle,
           On pourra en faire son steak tartare. "

    Que racontent les quelques vers, qui figuraient initialement dans Homme pour Homme ?
    1. Les trois premiers sont explicites : « Les soldats habitent sur les canons. » Le contexte est celui des guerres de conquête capitalistes et coloniales, « Du Cap à Cooch Behar ».
    2. La deuxième partie est tout aussi claire. Elle énonce plaisamment l’objectif de cette campagne : des bronzés ou des jaunes, si on rencontre une autre race, on en fera du steak tartare !

  2. Les couplets.

    1. Ils condensent en trois étapes resserrées toute l’expérience militaire du simple soldat.
    2. La première strophe commence par rappeler le thème d’Homme pour Homme : l’armée ne vous demande pas qui vous êtes. Enjoué et plein d’énergie, le départ pour la guerre de John, Jim et Georgie, les trois soldats, évoque celui de Bardamu dans le premier chapitre du Voyage au bout de la nuit. L’esprit de la strophe est en cohérence avec  l’allégresse du refrain : on marche joyeusement, à la rencontre de toutes ces autres races, dont on ne fera qu’une bouchée [3].
    3. La deuxième strophe évoque les moments difficiles (whisky trop chaud, pas de couverture) ; mais Georgie, le sergent, rappelle à ses deux compagnons cette belle vérité : « L’Armée ne peut pas crever ». Ce que confirme, badin, le refrain : s’il pleut et qu’on rencontre une autre race, on en fera du steak tartare.
    4. La troisième strophe est expéditive : ils sont tous morts. Mais dans le corps des humains, le sang reste bien rouge (« Jim ist tot » rime avec « Blut ist noch rot »), et l’Armée continue à recruter. Oui, l’armée est éternelle, le refrain peut donc revenir, ad infinitum, toujours aussi joyeux [4] : la destinée humaine n'est-elle pas de finir en steak tartare ?
    5. L’Armée est le véritable sujet de ces trois strophes : dans chacune, un vers de structure analogue lui est consacré, soulignant chaque fois la puissance de la machine à broyer les hommes :

               « Die Armee, sie fragt keinen, wer er sei. »
               [« L’armée ne vous demande pas qui vous êtes.»] (str 1)
               « Die Armee kann nicht verrecken. »
               [« L’armée ne peut pas crever » ] (str2)
               « Für die Armee wird jetzt wieder geworben. »
               [ « Pour l’armée, on continue à recruter. » ] (str 3)

Bref, a priori incongru dans le contexte du Beggar's Opera,  le Chant des canons est totalement dans l'esprit d'Homme pour homme, ou de la très-dadaïste Légende du soldat mort. Et il a tout à fait sa place dans le contexte du Tableau 2 de L'Opéra de quat'sous, qui met en lumière, par le grotesque et la Verfremdung, l'hypocrisie des "piliers de la société".

George GROSZ, "Les piliers de la société", in Hintergrund, Berlin Malik-Verlag, 1928


Le Chant des canons est à l'Armée ce qu'est à la religion le Choral matinal de Peachum. Ou le song d'Au lieu de à l'éducation bien-pensante de la bourgeoisie européenne du début du 20ème siècle.

 

Parodie, musique

" La musique en avant Zim Bang Jouait une marche entraînante. "
BRECHT, Sermons domestiques, "La légende du soldat mort" (1919).

" Music is central to Brecht's theatre to an extent unique in twentieth-century drama. "
Stephen UNWIN, Brecht Toolkit, London, 2014.

Rythme plein d’énergie, percussions canailles, cuivres éclatants : la musique exerce ici de façon particulièrement nette son effet distanciateur [5], en contraste avec la cruauté morose de l’histoire racontée.

La contradiction que souligne la musique est du reste présente au sein même du texte : une histoire sombre racontée sur un ton badin.

Ton badin que renforce le contexte de l’énonciation : les deux copains, assis sur une table, tout à la joie d’évoquer le bon vieux temps, et qui se mettent finalement à taper du pied en chantant le refrain (pourtant, quand même : les trois soldats, leurs amis sans doute, sont morts, on évoque même l'un d'eux en train de pourrir dans la terre... ).

Ce contraste (présent aussi dans le titre : "canons" et "chant" forment un bel oxymoron) entre une énonciation euphorique et un contenu dramatique n’est pas sans rappeler au lecteur francophone le célèbre chapitre 3 de Candide, qui raconte dans la bonne humeur la cruelle guerre des Abares et des Bulgares.

 

En 1932, Brecht publie un conte pour enfants intitulé Die drei soldaten. Il sera illustré par George GROSZ ("Die drei soldaten, Ein kinderbuch", 1932).

 

  

[1] Comme l’indique bien la didascalie introductive : «  Eclairage de song. Sur le tableau :  " La chanson des canons " ».

[2] Sur l’histoire de ce song, et de tous ceux de L'Opéra de quat'sous, voir Laurent FENEYROU, « Dramaturgie musicale et idéologie, Brecht et ses musiciens », dans Musique et Dramaturgie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p.115.

[3] On pense aussi à la joyeuse initiation par le sergent Hartmann dans Full metal jacket.

[4] Ici encore, Full metal jacket, la dernière scène : au milieu des immeubles en flamme, la troupe continue joyeusement sa progression, au son de la « Mickey Mouse song »…

[5] Voir à ce propos Laurent FENEYROU, op.cit., page 115.


« Die seeräuber-Jenny » : le "Se vuol ballare" d'une lumpenprolétaire

" La povera ragazza E' pazza, amici miei ; Lasciatemi con lei, Forse si calmerà "  
Don Giovanni, dans Don Giovanni, Mozart-Da Ponte, Acte I sc.12 ("Non ti fider, o misera")

  

Chanté par Polly Peachum le jour de son  mariage clandestin, Das lied der seeräuber Jenny  – le song de Jenny des pirates – évoque le jour de  vengeance des humiliés, dans une apocalypse d’ultra-violence. Aux hommes ("Meine Herren") qui se rient d’elle, Jenny, femme et prolétaire, chante le grand soir qui verra, par le feu et le sang, sa prise de pouvoir sur la ville :

« Ce jour-là, vers midi, quel silence sur le port,
Quand on me demandera qui mourra.
Et vous m’entendrez dire : « Tous ! », et faire
A chaque tête qui tombera : « Hop-là ! »

 

HISTOIRE DU TEXTE

Intégré à L'opéra de quat'sous en 1928, ce song a été écrit vraisemblablement deux ans auparavant, en1926. L'actrice Carola Neher l'avait interprété fin 1926 lors d'un cabaret.

 

LE CONTENU

Le chant raconte la vengeance de Jenny-la-soumise sur la ville qui la rejette, -  « Vous ne savez pas qui je suis ». Cette vengeance sera impitoyable : quand viendront les pirates, ceux qui aujourd'hui se moquent d'elle ne riront plus. Personne ne sera épargné ; et Jenny, avant de s'embarquer avec les pirates, s'esclaffera (« Hopla ») à chaque tête qui tombera.

                    « Hopla !... » (Song n° 6 - Acte 1, Tableau 2) – Luca Pisaroni chante l’air « Se vuol ballare »
                   
des Nozze di Figaro (mise en scène Jean-Louis Martinoty)

 

UN ASPECT DE LA STRUCTURE DU SONG

L'anaphore est ici une figure-clé.

Répété plus de 40 fois dans le song, « Und » revient 28 fois en tête de vers ("Und Sie" : 3 fois, "Und man" : 7 fois).

Plus largement, la répétition est omniprésente. Ainsi, « wird/werden » (futur/passif) connaît plus de 20 occurrences.

En plus du refrain proprement dit, chaque vers entre dans un système de récurrence de strophe en strophe :

Par exemple :

Vers 5

Und Sie wissen nicht, mit wem Sie reden. (str 1)
Und Sie wissen immer noch nicht, wer ich bin (str 2)
Und man fragt "Wer wohnt Besonderer darin?" (str 3)
Und mich fragen, welchen sollen wir töten ? (str 4)

Vers 6

Aber eines Abends wird ein Geschrei sein am Hafen (str 1)
Aber eines Abends wird ein Getös‘ sein am Hafen (str 2)
Und in dieser Nacht wird ein Geschrei um das Hotel sein (str 3)
Und an diesem Mittag wird es still sein am Hafen (str  4)

Vers 7

Und man fragt, was ist das für ein Geschrei ? (str 1)
Und man fragt : Was ist das für ein Getös‘ ? (str 2)
Und man fragt  "Warum wird das Hotel verschont?" (str 3)
Wenn man fragt : Wer wohl sterben muss (str 4)

Vers 8

Und man wird mich lächeln sehn bei meinen Gläsern (str 1)
Und man wird mich stehen sehen hinterm Fenster (str 2)
Und man wird mich sehen treten aus der Tür gen Morgen (str 3)
Und dann werden Sie mich sagen hören : Alle! (str 4)

L’effet produit est celui d’une marée d’images et de mots entremêlés, dans un continuel ressassement.

Le song de Jenny est un songe ("traüme eines küchenmädchens"), un fantasme de triomphe et de révolte, infiniment rejoué comme par un enfant malheureux/un simple d'esprit.


Voir le relevé des anaphores et répétitions dans le song de Jenny des Pirates.

L'ÉNONCIATION

Dans une grange, le jour de son mariage avec le pirate Mackie, Polly propose un petit spectacle, une mise en scène, dont le but est d’égayer l’assistance. Elle va jouer le rôle d’ «une fille que j’ai vue un jour dans une de ces petites tavernes à quatre sous [vier-penny-kneipen]) de Soho». Et cette jeune fille chantera son rêve de revanche sur la ville.

C’est évidemment aussi sa propre histoire rêvée, que Polly racontera à travers la fille de cuisine. 

LE CADRE

– Polly pose soigneusement le cadre du song avant de se mettre à chanter.
Elle installe l’énonciation, et commence par prendre à partie les hommes de Mackie, qui auront un rôle à tenir dans la mise en scène, – le public joue dans la pièce (et Polly est aussi metteur en scène).

– Elle raconte la fille docile, et le petit comptoir crasseux ;

– le bac à vaisselle, et le torchon pour essuyer les verres ;

– Et autour de la fille qui chante sa rengaine d’humiliée : des messieurs qui se moquent d’elle. " Alors Jenny, ton bateau, quand est-ce qu’il arrive ? "

UN SONG

- Le chant est introduit par une didascalie : " Éclairage de song : lumière dorée. L’orgue s’illumine. Trois lampes descendent des ceintres au bout d'une perche, et on lit sur les panneaux : Seeräuber-Jenny. "

- Lire une présentation de l'aspect musical dans ce song.

QUI CHANTE ?

- Dans la mise en scène de Polly, Jenny est comme elle une fiancée, « die Seeräuberbraut », la fiancée du pirate.

- Une fille de cuisine : la dernière des derrières, une lumpenprolétaire (« Und sie sehen meine Lumpen und dies lumpige Hotel »), coincée dans sa cuisine,  qui prend à partie les hommes et leur domination.

- Tout le monde se moque d’elle, – elle est une espèce de simple d’esprit  – figure de « sot » dans la terminologie de Bakhtine  –, qui rêve sa royauté future.

CABARET DANS L'OPÉRA : LE SONGE COMME MISE EN ABYME

Jenny la pirate, le personnage qu'interprète Polly, est une artiste, une lumpen-cantatrice. Et ce dénouement triomphal qu’elle imagine, ce jour du couronnement dont elle brosse le tableau, fait de son chant de quat'sous un air d’opéra pour gueux.

On se trouve en fait en présence d’un dispositif narratif très shakespearien, où se multiplient emboîtements et reflets.

Dans le spectacle que nous donnent Brecht et Weill, le public assiste au mariage de la fille du roi des mendiants. La cérémonie a lieu dans une écurie.  [1].

A l'occasion de cette cérémonie, la mariée  va provoquer ses invités en leur jouant un petit spectacle, son Meurtre de Gonzague à elle,

dont l’héroïne est une fille de cuisine, laquelle, – dans un caboulot minable et sur la demande de ses clients, donne un petit spectacle.

Où la folle joue son Hamlet, et se moque de ce public de quat'sous, en lui chantant  : oui, la vengeance, un jour, viendra.

Tout ce réseau de relations emboîtées (le cabaret dans le mariage dans l’opéra) pourrait être schématisé de la façon suivante :

    Raillerie, Révolte, Vengeance :
    mise en scène et relation Valet/Maître dans 
    Le cabaret / Le mariage / Le théâtre (l’opéra)

 

La fille de cuisine      ℜ

Les clients du cabaret

 

≈ Polly                      ℜ

Mac et ses hommes

 

≈ Figaro/Suzanne     ℜ

Le Comte Almaviva (Se vuol Ballare)

 

≈ Hamlet                   ℜ

L’usurpateur Claudius 

 

≈ Brecht/Hauptmann/Weill                       ℜ


Le spectateur bourgeois,
consommateur d'art culinaire

 

[1]   Remarquons que ce mariage aux allures de révolte, par bien des aspects en évoque un autre : celui de la soubrette Suzanne et du valet Figaro, dans Les Noces de Figaro.
Le charmant factotum sait lui aussi exercer ses talents de metteur en scène, en faisant ballar il signor contino. Comme il le fait par exemple dans la scène de l'abolition du "droit féodal", et le choeur Giovani liete, fiori spargete davvant’il nobile nostro signor. (acte I, scène 8).

 

GRAND ART ET GAMINERIES : LES RÉACTIONS APRÈS LE CHANT

– Le commentaire de Mackie est absolument ambigu. 

–  Dès le song achevé, il rend justice à l’artiste. Face à ses hommes, qui se contentent de trouver ça "gentil" (culinaire ?), il prend la défense de Polly : « C’est du grand art, ce n’est pas gentil ! » (une fois de plus, l'homme du monde  fait la leçon à ses hommes en matière de goût).

– Mais il n’en censure pas moins sa femme, réaffirmant durement la domination masculine : " Je n’aime pas du tout ces mômeries. A l’avenir, tu voudras bien t’abstenir. "

– Mac fait œuvre ici, en quelque sorte, de critique bourgeois (on dirait presque qu'il adresse à Brecht et Weill sa critique de L'opéra de quat'sous).

RÉVOLTE

Porté par la figure hors-norme de la fille de cuisine, ce song évoque le thème de  la révolte sous plusieurs de ses aspects : rejet de la Famille, révolution sociale, rébellion féministe, négation de l’ordre par la poésie, provocation de la censure masculine et bourgeoise.

 

Jenny-des-pirates chante tout à la fois :

- La révolte d’une prolétaire contre la société (« la ville »), le soulèvement des gueux.

- La révolte du bouc émissaire que l’on harcèle et dont on se rit. (Polly insiste : « Et il faut que vous sachiez que tout le monde se moquait d’elle », p.25 ; Et Jenny : « Vos rires cesseront », p.27).

- La révolte d’une femme contre le pouvoir des hommes (Polly : « Là où vous êtes étaient assis les messieurs qui se moquaient d’elle », p.27 ; Jenny : "Meine Herren" (deux fois);  « Ils prendront un de vos frères », p.28, strophe 4).


A travers celle qui le chante  – Polly Peachum –,  le song exprime également

- La révolte contre les dogmes familiaux. L'histoire que raconte Jenny-des-pirates, c'est celle de Polly elle-même : sa rébellion romantique et violente contre les valeurs de sa famille, incarnées par Peachum le Père (rébellion qu’exprime  à lui seul le fait de ce mariage clandestin, avec un homme réprouvé par son père, – puisque c’est un pirate, Mackie le räuber, que Polly a choisi comme époux).

- La provocation contre la censure et son porte-parole autoritaire le Mari, Mackie.

- La poésie comme défi, comme désaveu de la réalité sociale (l'exploitation de l'homme par l'homme). Jenny des Pirates est une Fleur du Mal (et ce chant de la révolte est aussi infiniment poétique). 

 

En résumé : à travers  le song  de Jenny des Pirates et l'usage magistral qu'il y fait de la mise en abyme théâtrale, Brecht réfléchit les relations multiformes entre l'art et l'organisation sociale (l'"ordre établi"), rejoignant par là plusieurs oeuvres-phares du répertoire européen, dont par exemple Hamlet (Shakespeare) ou Le mariage/Les Noces de Figaro (Beaumarchais/Mozart-Da Ponte),   

 

L'anti-Jenny des pirates : George GROSZ (in Die räuber, Berlin, Malik Verlag, 1922) :
« Gottes sichtbarer Segen ruht auf uns (Schiller) » ("La bénédiction visible de Dieu repose sur nous (Schiller

 

 

 

 Sur la musique

 

Structure musicale du song

 

Le texte du song

 

Chanté en allemand

Chanté en anglais

Lire le texte du song, en allemand et en anglais

 

Le texte allemand :

Meine Herren, heute sehen Sie mich Gläser abwaschen
Und ich mache das Bett für jeden.
Und Sie geben mir einen Penny und ich bedanke mich schnell
Und Sie sehen meine Lumpen und dies lumpige Hotel
Und Sie wissen nicht, mit wem Sie reden.
Und Sie wissen nicht, mit wem Sie reden.
Aber eines Abends wird ein Geschrei sein am Hafen
Und man fragt "Was ist das für ein Geschrei?"
Und man wird mich lächeln sehn bei meinen Gläsern
Und man sagt "Was lächelt die dabei?"

Und ein Schiff mit acht Segeln
Und mit fünfzig Kanonen
Wird liegen am Kai.

Man sagt "Geh, wisch deine Gläser, mein Kind"
Und man reicht mir den Penny hin.
Und der Penny wird genommen, und das Bett wird gemacht!
Es wird keiner mehr drin schlafen in dieser Nacht.
Und sie wissen immer noch nicht, wer ich bin.
Und sie wissen immer noch nicht, wer ich bin.
Aber eines Abends wird ein Getös sein am Hafen
Und man frag "Was ist das für ein Getös?"
Und man wird mich stehen sehen hinterm Fenster
Und man fragt "Was lächelt die so bös?"

Und das Schiff mit acht Segeln
Und mit fünfzig Kanonen
Wird beschiessen die Stadt.

Meine Herren, da wird ihr Lachen aufhören
Denn die Mauern
werden fallen hin
Und
die Stadt wird gemacht dem Erdboden gleich.
Nur ein lumpiges Hotel wird verschont von dem Streich
Und man fragt "Wer wohnt Besonderer darin?"
Und man fragt "Wer wohnt Besonderer darin?"
Und in dieser Nacht wird ein Geschrei um das Hotel sein
Und man fragt "Warum wird das Hotel verschont?"

Und man wird mich sehen treten aus der Tür gehn Morgen
Und man sagt "Die hat darin gewohnt?"

Und das Schiff mit acht Segeln
Und mit fünfzig Kanonen
Wird beflaggen den Mast

Und es werden kommen hundert gen Mittag an Land
Und werden in den Schatten treten
Und fangen einen jeglichen aus jeglicher Tür
Und legen ihn in Ketten und bringen vor mir
Und mich fragen "Welchen sollen wir töten?"
Und an diesem Mittag wird es still sein am Hafen
Wenn man fragt, wer wohl sterben muss.
Und dann werden Sie mich sagen hören "Alle!"
Und wenn dann der Kopf fällt, sage ich"Hoppla!"

Und das Schiff mit acht Segeln
Und mit fünfzig Kanonen
Wird entschwinden mit mir.

 

 


Édition allemande
(Suhrkamp, 2015)

Édition française
(L’Arche, 1974)
 

Interprété par
(personnages)

Écouter le song
(en allemand)

Nr. 1. Ouvertüre (p. 9)

Instrumental

W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 2. Die Moritat von Mackie Messer (p. 10)

La complainte de Mackie le Surineur (p.9)

Un chanteur de complainte

W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 3. Morgenchoral des Peachum (p. 11)

Choral matinal de Peachum (p.11)

Mr. Peachum

W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 4. Anstatt daß-Song (p. 19)

Song d’”Au lieu de” (p.17)

Mr. et  Mme Peachum

W. Brückner-Ruggeberg

 Tableau 2


Nr. 5. Hochzeitslied Für Ärmere Leute (p. 22-29)


Chanson de mariage pour pauvres gens
(pp.21-26-33)


La bande de Mackie


W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 6. Seeräuberjenny (p. 30)

Jenny des Corsaires (p.27)

Polly Peachum

W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 7. Kanonensong (p. 34)

Chant des canons (p.30)

Mackie, Tiger Brown

W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 8. Liebeslied (p. 37)

*********** (p.33)

Mackie, Polly

W. Brückner-Ruggeberg

 Tableau 3


Nr. 9. Barbarasong  (p. 38)


*********** (p. 34)


Polly


W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 10. Erstes Dreigroschenfinale (p. 45)

Premier finale de quat’sous (p. 40)

La famille Peachum

W. Brückner-Ruggeberg

 Acte II | Tableau 4
     


Nr. 11a. Melodram (p. 51)


*********** (p. 47) :
“Ah, Mac, ne m’arrache pas… “


Mackie


W. Brückner-Ruggeberg

*Pollys Lied

 

Polly

 

*Ballade von der sexuellen Hörigkeit

Ballade de l’esclavage des sens (p.48)

Mme. Peachum

W. Brückner-Ruggeberg

 Tableau 5      


Nr. 12. Zuhälterballade (p. 55)


Ballade du souteneur (p.52)


Mackie, Jenny


W. Brückner-Ruggeberg

 Tableau 6      


Nr. 13. Ballade vom angenehmen Leben (p. 59)


Ballade de bonne vie (p. 55)


Mackie


W. Brücker-Reggeberg

Nr. 14. Eifersuchtsduett (p. 62)

Duo de la jalousie (p. 58)

Lucy, Polly

W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 15. Zweites Dreigroschenfinale (p. 66)

Deuxième finale de quat’sous ("De quoi vit l'homme ? "
(p. 64)

Mackie, Jenny

W. Brückner-Ruggeberg

 Acte III | Tableau 7
     


*Arie der Lucy

 


Lucy


W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 16. Lied von der Unzulänglichkeit menschlichen Strebens (p. 73-75)

Le chant de la vanité de l’effort humain (p. 71-73)

Mr. Peachum

W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 17. Salomonsong (p. 76)

Song de Salomon (p.73)

Jenny

W. Brückner-Ruggeberg

 Tableau 8      


Nr. 18. Ruf aus der Gruft (p. 79-81)


*************  (p. 80-82) : « Ayez pitié, ayez pitié de moi. „


Mackie


W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 19. Grabschrift (p. 85)

Ballade de merci (p.86)

Mackie

W. Brückner-Ruggeberg

Nr. 20. Drittes Dreigroschenfinale (p. 87)

Troisième finale de quat’sous (p.88)

Le choeur, Mackie, Brown, la famille Peachum

W. Brückner-Ruggeberg

      
       Liste des songs sur le site de la Fondation Kurt Weill

 

Le song « Anstatt dass » clôture le Tableau 1 de l’Acte I. Il est introduit par une didascalie dont la forme sera commune à la plupart des songs :

«  Monsieur et Madame Peachum s’avancent devant le rideau et se mettent à chanter. Eclairage de song : lumière dorée. L’orgue s’illumine. Trois lampes descendent des cintres au bout d’une perche, et on lit sur les panneaux : « Le song d’ "Au lieu de…"  ».

 

Dans le tableau 1 de l’Acte I, Peachum a successivement mis à distance (« verfremdé »)  quelques clichés

- de la Bible (« Donne et il te sera donné », …) ;

- des du marketing de la pauvreté (à travers l’apprentissage de « l’idiot » Filch) ;

- et de la Distinction sociale (laquelle suscite l’admiration de Madame Peachum pour Mackie et ses gants blancs).

Peachum va cette fois mettre en lumière les clichés de l’amour romantique (dans sa description de la relation entre Polly et Mackie le Surineur).

 

Première remarque : le song reprend le discours habituel du barbon de comédie. Peachum et sa femme critiquent le mode de vie de la jeunesse, le Romantisme, l’Amour, le Plaisir, en s’appuyant sur une robuste antithèse (dont « Anstatt dass » est le marqueur). Au monde du Romantisme Amoureux, Peachum oppose son idéal laborieux de vie "sage".

Au lieu de…

 

On trouve (chez les gens comme Polly) :

La vie Raisonnable

 

L’Amour (le Plaisir)

càd. 1.  Rester à la maison et dormir dans son lit

 

S’amuser

càd  2. Faire quelque chose « qui tienne debout »

 

S’amuser

 

Mais en même temps, comme dans toute la pièce, Peachum se montre ici sémiologue perspicace. Tel qu’il est présenté par lui, ce monde de l’Amour se nourrit de poncifs.

Le « plaisir dont ils ont besoin » et qui les empêche de travailler,

– c’est d’abord une image, la lune sur Soho,

– c’est aussi du langage, un « fichu texte » à quoi se réduit le discours amoureux :

  •        «  Das ist der verdammte 'Fühlst-du-mein-Herz-schlagen'-Text »
           [Littéralement : « C’est le foutu texte - 'Sens-tu-mon-cœur-qui-bat' »].  [il s'agit donc bien de texte]
  •        Texte accompagné d’une autre phrase-cliché, que Peachum appelle : « la 'Si-tu-y-vas-j’y-vais-aussi' »
           (« das ‘Wenn du wohin gehst, geh’ich auch wohin' »).

Peachum souligne ainsi, dans le song "Anstatt dass", le fait que ce qui "pervertit" la jeunesse dans l'Amour, c'est la séduction du langage et des images.
Le barbon Peachum fait la critique du discours de Dom Juan.

 

Plus loin dans l'oeuvre, ce song exercera  un effet « distanciateur » différé, dans l'introduction au song n°8 (Liebeslied, « Chant d’Amour »), qui clôture le Tableau 2 de l’Acte I.

On est à la fin de la cérémonie du mariage, les invités se sont retirés, Mackie et Polly se retrouvent seuls devant le lit d'amour qui vient de leur être offert.
Les paroles tendres que vont alors s’échanger les jeunes époux seront tout simplement la reproduction exacte des clichés dénoncés un peu plus tôt par le perspicace Peachum :

«  MAC : Vois-tu la lune sur Soho ?
POLLY : Je la vois, mon amour ; Sens-tu battre mon cœur, mon bien-aimé ?
MAC : Je le sens, ma bien-aimée.
POLLY : Là où tu iras, j’irai moi aussi.
MAC : Et là où tu seras, moi aussi je serai. »


                                           " Et maintenant, le sentiment retrouve ses droits." (Mac, Acte I, Tableau 2, juste avant le song "Liebeslied")
                                                      George GROSZ, La force et la grâce (Ecce Homo, Planche VII, 1922).

 

L’Opéra de quat’sous offre ici un bel exemple d’ironie dialogique, où les paroles, avant d’être utilisées (« sérieusement ») par des personnages, sont d’abord montrées par un autre (qui en l'occurrence est un grotesque).

Et lorsque commence, juste après ce tendre entretien, le charmant Liebeslied (song n° 8), le spectateur ne peut que l’entendre avec un certain recul,
- un peu comme il entendra plus tard, dans l’Acte II (n° 13), la « Ballade du souteneur », qui chante  les amours de Mackie et Jenny des Lupanars (ou comme on entendrait l'aria «Là ci darem la mano » de Don Giovanni).

 

Plus tard, dans le 4ème Tableau (Acte II), le motif de « la lune sur Soho » sera repris une troisième fois. Il fonctionnera alors comme mise en abyme.

Polly produit ici, après « La fiancée du pirate » du Tableau 2, un nouveau récit dans le récit, il s’agit cette fois d’un rêve. La « lune sur Soho » y apparaît métamorphosée en « vieille pièce d’un penny tout usée ». Le rêve de Polly redouble ainsi le geste de l’œuvre (l’Opéra), transformant un objet culinaire (la lune sur Soho) en motif pour gueux (la pièce d’un sou) : 

« - Polly : Ah, Mac, j'ai fait un rêve. Je regardais par la fenêtre j'ai entendu un éclat de rire dans la rue, et en me penchant pour voir, j'ai vu notre lune, son disque était mince comme une vieille pièce d'un Penny tout usée. Ne m'oublie pas, Mac, dans les villes étrangères !
– Mac : bien sûr, je ne t'oublierai pas, Polly. Embrasse-moi, Polly. »  (Acte II, Tableau k, Page 45).

Le thème de l’usure du temps s’accompagne ici d’un grand éclat de rire. On reconnaît le motif bakhtinien du Temps Joyeux. Qui reviendra dès le début du tableau suivant cet adieu déchirant (II,5) : Mac chez ses amies les putains, ... lesquelles ne manqueront pas de le trahir gaiement :

" « Le carillon ne s'était pas encore tu, que déjà Mackie–le–Surineur se trouvait chez les putains de Turnbridge ! les putains le trahissent. C'est jeudi soir. »
(Titre du Tableau 5, page 47 [où l’on retrouve également le motif biblique du jeudi–saint, de la trahison et du carillon qui l'annonce (Judas, Saint-Pierre)]).

 

 

 

 

 


 

 
Paul KLEE, Der Komiker, 1904, 10.
Gravure à l'eau-forte, Zentrum Paul Klee, Berne

[ " La dualité des mondes art et homme forme un duo organique, comme dans une Invention de Jean-Sébastien. "
Paul KLEE, Journal III, 608, avril 1905, Berne, cité dans Klee, Boris FRIEDEWALD, Citadelle et Mazenod, p.42.