A propos du tableau 1
Entreprise, Pouvoir, Mise en scène : Jonathan Jeremiah Peachum, maître ès langages
" Du berceau à la tombe, le linge avant tout ! " (Une putain, Acte II, Tableau 5).
" MOI - Ce que vous appelez la pantomime des gueux est le grand branle de la terre ". (DIDEROT, Le neveu de Rameau)
Plan du tableau
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1 |
Song : choral matinal de Peachum [N°3] |
Mise en œuvre (grotesque) des techniques de persuasion de Peachum, – utilisation du discours d’Église |
2 |
Apostrophe de Peachum au public |
Considérations sur les difficultés liées à la pratique de la persuasion aujourd'hui |
3 |
Peachum/Filch : la leçon de langage |
Usage professionnel des signes : la leçon à Filch |
4 |
Peachum/Célia Peachum : critique de la séduction |
Usage familial et social des signes : la leçon à Célia |
5 |
Song [N°4] : « Au lieu de » (Peachum et sa femme) |
Dénonciation (grotesque) de la dangerosité du lieu commun |
Une didascalie programmatrice
« Sur le panneau apparaît le titre : ‘ Pour faire face à l’endurcissement croissant de l’espèce humaine, l’homme d’affaires J. Peachum avait ouvert une officine où les plus déshérités des déshérités prenaient une apparence capable de parler au cœur le plus racorni.’ » [p.11].
Dès cette première intervention de la voix narrative (projetée sur le panneau d’affichage), on perçoit l’esprit du Tableau. Car cette voix se caractérise par la fusion dialogique : (1) du discours de l’entreprise , (2) de la sémiologie au service de la vente (marketing), et (3) du genre du discours « morale chrétienne » (sermon). Ainsi :
(1) Peachum est d’emblée désigné comme « homme d’affaires », qui a ouvert « une officine ».
(2) Le service qu’il offre consiste à donner aux mendiants « une apparence » (un vêtement) capable de « parler ». D’où l’expression singulière de « vestiaire à mendiants ». Ce qu’ils trouveront dans ce vestiaire, c’est un costume qui parle.
(3) Les traces du langage biblique et/ou sermonnant se trouvent par exemple dans des formulations comme « les plus déshérités des déshérités », ou « l’endurcissement croissant », ou « parler au cœur », etc.
Le Choral matinal de Peachum [Song n° 3]
Ce choral constitue une application des principes commerciaux de Peachum : c’est la Bible et l’invective au service du petit commerce.
On se trouve une fois encore dans la polyphonie et le choc des langages (vente, langage chrétien-biblique et discours "de gueux").
La musique est clairement une parodie des chorals luthériens.
Mais aussi le texte : l’impératif « Wacht auf » qui commence le choral, évoque le très fameux « choral du veilleur » de Bach (BWV 140 , 1731 : « Wachet auf, ruft uns die Stimme », « Réveillez-vous, nous dit la voix »). Ce thème du réveil est présent chez Brecht, également, dans la notion de « matinal ».
Appel (impératif) au « chrétien pourri », ce "chien" qui mène une « vie de péché ». A travers quelques évocations bibliques, ce chrétien est insulté et menacé par Peachum (« Maquereau infâme», « salaud », « pourri », « Attends le jour du Jugement »), etc.
Le double impératif "Vends ton frère, vends ta femme", évoque une première fois l'idée que chez les pauvres, la relation d'amour n'est pas possible, et le thème de la délation qu'incarnera plus tard Jenny des Lupanars. Thème présent également dans le nom de "Peachum", qui vient du Beggar's Opera. "Peachum" < "Peach'em" : "attrape-les".
Le sens à donner à ce « choral » sera éclairé par la conversation qui suit, entre Peachum et Filch.
Peachum et Filch : L’initiation au pouvoir du signe
" Ce que l'on peut du moins dire, c'est qu'un bon code vestimentaire, serviteur efficace du gestus de la pièce, exclut le naturalisme." (Roland Barthes, "Les maladies du costume de théâtre", 1955)
" Combien de fois devrai-je te répéter qu'un gentleman n'enfile jamais de vêtements crasseux. Le numéro cent trente-six a payé pour un costume flambant neuf. Les taches, le seul élément du costume qui doive inciter à la pitié, il fallait les faire à l'aide de stéarine de bougie appliquée au fer chaud. " (Jonathan Jeremiah Peachum, L'Opéra de quat'sous, 1928)
Filch est l’élève, Peachum le mentor (il l’appelle « Mon fils », ou "Petit", p.13). Filch admire Peachum et sa maîtrise des codes :
« Ah, ça, au moins, c’est des maximes ! (…) Vous en avez sans doute toute une bibliothèque ? » (p.10)
Peachum est un maître en communication. Deux outils principaux sont présentés par lui : le costume et la citation biblique.
Concernant le matériau biblique, Peachum commence par souligner, dans son apostrophe au public, l’usure du langage, qui perd si rapidement sa force de persuasion. Il s’agit avant tout de susciter l’émotion (en l’occurence : d’apitoyer) [1]. Langage de séduction, donc, et prise de pouvoir sur l’interlocuteur. L’objectif final étant de déclencher un comportement (le don d’argent, bien sûr [2]).
Comme on sait, la séduction a partie liée avec le mensonge. Le jeune apprenti ment, mais il ment mal. Peachum le souligne dès la première prise de parole de Filch, un récit de vie truffé de lieux communs :
« Voyez-vous, Monsieur Peachum, dès ma jeunesse (…) sans la main aimante d’une mère (…) dans le bourbier de la grande ville (…) l’affectueuse sollicitude d’un père (…). Et c’est ainsi que vous me voyez… (…) jouet de mes instincts » (p.10).
Peachum, qui connaît la musique, n'a aucun mal à poursuivre l’histoire, qu'il conclut par une belle métaphore et un très cruel « et ainsi de suite »:
« … comme une épave en haute mer et caetera » [3] .
Il ne se laisse évidemment pas émouvoir : l’histoire de Filch est juste un (plutôt faible) « récital » (p.10), une « émouvante bluette » (« kindergedicht »). Plus loin, Peachum dira du jeune homme qu’il « fait le beau ».
Quant au costume, Peachum le travaille avec un soin maniaque. Il le qualifie d’ «équipement», attribué au mendiant par «la société». Et propose à cette occasion son exposé didactique sur les « cinq types fondamentaux de misère capables d’émouvoir le cœur de l’homme ». Les vêtements de Filch deviennent alors
« Equipement E, ‘Jeune-homme-qui-a-connu-des-jours-meilleurs’, ou éventuellement, ‘qui-a-mangé-son-pain-blanc-en-premier’ » (pp.12-13).
Un exposé qui donne l’occasion au maître de faire cette belle remarque sémiologique : que seule l'image de la misère - et non la véritable misère - est susceptible d'émouvoir (« Si tu as mal au ventre et que tu le dises, ça ne produit qu’une impression dégoûtante »). Déclencher le comportement recherché est donc uniquement une affaire de signes.
George GROSZ, "Deutschland über alles" (détail), 1919. "L'alerte paralytique, toujours gai, toujours insouciant, à peine assombri par un moignon. " (Peachum, Tableau 1, p.12)
Metteur en scène minutieux, Peachum exige que "le costume de gentleman du cent trente-six" soit " flambant neuf"», avec juste quelques taches : « Les taches, seul élément du costume qui doive inciter à la pitié », il faut les faire « à l’aide de stéarine de bougie appliquée au fer chaud ».
Dans son article sur le costume de 1955, Barthes évoque un texte où Brecht détaille le travail à effectuer sur le costume pour le rendre signifiant. Il est frappant de constater que le point de vue et les techniques développés par Bertolt Brecht théoricien de la mise en scène sont très exactement ceux du personnage Jonathan Jeremiah Peachum. Barthes écrit notamment :
« Brecht l’a remarquablement expliqué à propos des costumes de La Mère : scéniquement, on ne signifie pas (signifier : signaler et imposer) l’usure d’un vêtement, en mettant sur scène un vêtement réellement usé. Pour se manifester, l’usure doit être majorée (…), pourvue d’une sorte de dimension épique : le bon signe doit toujours être le fruit d’un choix et d’une accentuation ; Brecht a donné le détail des opérations nécessaires à la construction du signe de l’usure : l’intelligence, la minutie, la patience en sont remarquables (traitement du costume au chlore, brûlage de la teinture, grattage au rasoir, maculation par des cires, des laques, des acides gras, trous, raccommodages). » (Barthes, Ecrits sur le théâtre, p.144).
Par rapport à tout ce savoir sémiologique, Filch est un apprenant à la fois naïf et enthousiaste (« Merci beaucoup, Monsieur Peachum, merci infiniment ! »). Ecoutons-le proclamer sa soif d’apprendre et son admiration pour le maître :
« Monsieur Peachum, est-ce que vous ne pourriez pas me donner encore quelques tuyaux ? J’ai toujours été partisan d’avoir un système et de ne pas me mettre à parler à tort et à travers » (p.15).
A quoi Peachum répond : « Il fera un excellent idiot ». Et c’est vrai : finalement, jusque dans sa volonté de survivre
à tout prix, Filch n’est pas si loin du brave soldat Schweyk [4].
Rappelons pour terminer que, tout au long de l’entretien, le discours de Peachum ne cessera de mêler aux considérations sémiologiques un discours managérial qui fait de la communication-séduction un outil au service de « l’entreprise ». Peachum pourrait tout à fait être l’auteur d'un livre du genre « L’Art de la négociation », ou « Penser comme un champion » [5].
Rappelons qu'il se présente comme « directeur de la société ‘L’Ami du mendiant’ », que ses « licences ne sont délivrées qu’à des professionnels », que tout mendiant dans son secteur « a besoin d’une licence de Jonathan Jeremiah Peachum et Cie », etc. La conversation avec Filch est à vrai dire (entre autres) un entretien d’embauche, ce que souligne Peachum, employeur et négociateur impitoyable (« Vous voulez vous faire embaucher juste avant les fêtes du couronnement »).
Discours biblique, discours violent de la pègre, et discours de l’entreprise : on retrouve bien dans la parole de Peachum le cocktail dialogique annoncé dès la didascalie initiale de ce tableau.
George GROSZ, die Auschüttung des heiligen Geistes (« Le déversement de l’Esprit Saint »),
gravure [n°9] tirée du portfolio Hintergrund (Berlin, Editions Malik, 1928). Une des trois gravures
"scandaleuses", issues du spectacle Schweyk de Piscator (janvier 1928), qui ont valu à Grosz et à
son éditeur un procès interminable.
Ce furieux « déversement de l’Esprit Saint » (par le Feldkurat, l’aumônier militaire qui a Schweyk
pour domestique), associant religion, brutalité et propagande, n'est pas sans évoquer le traitement
grotesque auquel Brecht soumet le texte de la Bible à travers le personnage de J-J Peachum.
La dénonciation des techniques de séduction du Captain Mackie
Une fois terminée la leçon à Filch, Peachum s’entretiendra avec son épouse, s’inquiétant des écarts de conduite de leur fille Polly.
Le discours de Peachum comporte cette fois deux aspects. Tout d’abord, dans le prolongement de l’entretien qui précède, il continue à se faire sémiologue de la séduction. Et plus exactement du costume :
« C’est bien ça : des gants blancs, et une canne à pommeau d’ivoire, des guêtres, des souliers vernis, un air d’autorité et une cicatrice… « (p.14).
On se rappelle que cet accessoire – les gants blancs - a été mis en évidence dès la complainte de Mackie. Le criminel et maître de la dissimulation porte des gants.
« Ses nageoires sont rouge-sang
Quand le requin est en chasse.
Mackie, lui, porte des gants
Et ne laisse aucune trace. (ibid.) ».
On notera aussi que les deux interlocuteurs de Peachum dans ce tableau, aussi bien Filch que sa femme, apparaissent comme des naïfs, des ingannati, que le roi des mendiants s’attache à détromper. Ainsi Madame Peachum se réjouit ingénument de la rencontre avec Mackie :
« Un monsieur si distingué, qui nous invite (…) pour un petit pas de danse ! (…) Ce monsieur ne nous a jamais touchées, ma fille et moi, qu’avec des gants de chevreau ! » (ibid.).
Peachum semble bien le seul ici à comprendre la duplicité des signes.
C’est par ailleurs dans cette courte scène qu’il endossera pour la première fois dans la pièce le rôle codé du barbon de comédie.
Avec des images outrées et un peu ridicules, il se positionne comme père-sévère grotesque, et affiche clairement sa détestation de celui qui cherche à lui enlever sa fille :
« Un gendre ! Il nous tiendrait tout de suite dans ses griffes ! (…) Je lui ôterai bien ses idées de mariage de la tête ! » (ibid.).
On retrouve aussi la classique réprobation de la vie sexuelle :
« [ma fille], c’est la sensualité en personne ! (…) D’ailleurs, le mariage, ce n’est jamais qu’une cochonnerie. (ibid.) ».
Notons enfin que Peachum poursuit dans cette conversation avec sa femme l’instrumentalisation de la citation biblique. La Bible lui fournit un argumentaire aussi bien dans la vie familiale que dans la vie professionnelle, avec cette image bouffonne tout à fait dans l’esprit de ses panonceaux publicitaires [6] :
« Ma fille doit être pour moi ce qu’est le pain à l’affamé. (Il feuillette sa Bible…). C’est même dit quelque part dans la Bible. » (ibid.).
La conversation entre Peachum et sa femme - et le tableau – se terminera par une nouvelle mise en évidence de la puissance des signes, dans le song « Anstatt dass ».
Le song d’ « Au Lieu de » [N° 4] : quand les clichés détournent les jeunes gens du droit chemin
[1] Apitoyer pour faire agir : c’est évidemment une technique classique de propagande. On pense par exemple aux « enfants aux mains coupées » de la première guerre mondiale, ou aux « couveuses jetées au feu » de la guerre du Golfe. Voir à ce sujet le livre d’Anne Morelli Techniques de propagande de guerre.
[2] La citation biblique constitue également un argument dans la négociation, comme le montrera bien la conversation muette entre l’élève et le maître, Filch, qui ne veut pas payer, montrant le panneau « Ne ferme pas tes yeux à la misère », à quoi Peachum répond en pointant « Donne, et il te sera donné ».
[3] Et plus loin, il reprendra littéralement l’expression de Filch : « … n’importe qui pourrait s’amener, – jouet de ses instincts » (p.11).
[4] Avec cette différence, cependant, – et elle est de taille – que Filch ne parvient pas à faire vaciller le système de domination dont il est un rouage humilié.
[5] Il ne faudrait pas oublier non plus, que cette conversation est aussi (et peut-être surtout ?) une brutale négociation commerciale, où la menace de la violence physique est omniprésente (Filch a été «couvert de bleus » la veille par les hommes de Peachum). En cette matière aussi, bien entendu, le roi des mendiants l’emporte sur toute la ligne.
[6] Comme ce sera le cas à plusieurs égards dans la pièce, on n’est pas si loin, ici, de L’école des femmes de Molière. Voir notamment l’utilisation grotesque et autoritaire du thème chrétien, par un vieillard attaché avant tout à soumettre sa fille/sa pupille.