Effet d'étrangeté (distanciation, verfremdung)
BRECHT, L'Art du comédien, in Ecrits sur le théâtre, Gallimard, Pléiade, 2000, p.843.
Benno BESSON, "Avec Brecht et le Berliner Ensemble", in Roger PIC, Bertolt Brecht et le Berliner Ensemble, Paris, Marval & Arte Editions, 1995, p. 27.
- Le principe des procédés de distanciation consiste à faire percevoir un objet, un personnage, un processus, et en même temps à le rendre insolite. Suite au traitement qui lui est appliqué, l'objet devient étrange, il est "étrangéifié".
- L'objectif recherché est d'inciter le spectateur à prendre ses distances par rapport à la réalité qui lui est montrée, de solliciter son esprit critique. Le but est d'aviver la conscience. Lorsqu'elle est efficace, la distanciation a un effet politique de désaliénation (non pas dans la mesure où des réponses seraient apportées, mais plutôt par le fait qu'elle met en évidence les caractères essentiels des discours orchestrés par le spectacle).
- En ce qui concerne la mise en œuvre, la distanciation peut être rapprochée de la "dénudation du procédé" des formalistes russes (auxquels Brecht a également emprunté le concept d'ostranenie -étrangeté-). Il s'agit de défaire l'illusion en soulignant le caractère construit (non naturel) de la réalité représentée.
- Le texte souligne les contradictions du personnage.
- Le personnage et le jeu de l'acteur :
l'acteur souligne le caractère artificiel de la diction ;
il montre son personnage en même temps qu'il le joue ;
il parle de lui-même à la troisième personne ;
un acteur incarne plusieurs rôles, simultanément ou successivement ; etc. - L'utilisation du chant : l'intervention des "songs" différencie nettement l'histoire et le commentaire de l'histoire.
- L'énonciation : l'action est racontée, il peut donc y avoir présence d'un narrateur ;
chacun des personnages est susceptible de devenir narrateur, et donc de s'adresser au public (utilisation de la double énonciation). - Autres aspects de la mise en scène :
brusque éclairage de la salle,
utilisation de panneaux et cartons,
volonté de souligner le caractère artificiel du décor (ostentation de la machinerie), etc.
Remarque : si l'on élargit le concept, il est évident que la distanciation est constitutive de l'idée même de théâtre. Ce qui est caractéristique de Brecht : c'est le projet didactique (désaliénation) qui sous-tend le recours aux procédés.
Dans L'opéra de quat'sous, Brecht utilise de nombreux procédés de distanciation : les songs, les panneaux, la double énonciation (Peachum s'adressant au public dans le finale), mais aussi le montage critique des discours stéréotypés (voir : carnavalesque, analyse du discours) et l'intervention sur la fable (double dénouement). Tout ce travail est très conscient de la part de Brecht, et il l'évoquera à plusieurs reprises, par exemple dans « Description succincte d’une nouvelle technique d’art dramatique produisant un effet de distanciation» (dans Ecrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 906. Texte écrit en 1940) :
« Le théâtre dispose de différents moyens pour provoquer l’effet de distanciation voulu au cours de la représentation publique. (…) A Berlin, lors de la représentation de L'opéra de quat'sous, les titres des songs furent projetés pendant que les comédiens chantaient. «
Dans un article intéressant, Brecht rapproche également musique et distanciation, à propos de L'opéra de quat'sous.