Mozart en âne au bal, dans Amadeus de Milos Forman (1984)

 

La Comédie, le Ballet, la Musique, ensemble :     
 " Sans nous tous les hommes                             
Deviendraient malsains,                                      
Et c'est nous qui sommes                                   
Leurs grands médecins. "                                    
                      
    Molière, L'amour médecin, 1665 
            
      


Distanciation, carnaval, musique : le cas de L'opéra de quat'sous.

La musique occupe pour Brecht une fonction décisive dans le système grotesque-carnavalesque de l’œuvre. Comme nombre d’artistes qui ont eu à subir un système politique fondé sur la propagande, il se méfie des excès de l’émotion facile. Une des fonctions de la machine théâtrale est dès lors de contester l’attitude et la vision du monde lyriques. En musique, celles-ci s’incarnent tout particulièrement dans l’opéra, spécialement chez Wagner. L’opéra est pour Brecht l’ »art culinaire » par excellence.

D’où le travail sur la forme de l’opéra effectué par Brecht et Weill dans L'opéra de quat'sous et dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. Deux œuvres où la parodie musicale occupe une place essentielle. Dans ses commentaires sur Mahagonny, Brecht explique que dans l’ »opéra épique » (la forme qu’il cherche à inventer), la musique « prend position » par rapport au texte, qu’elle le « commente ». En fait, elle le cite, en particulier dans sa dimension lyrique, la citation représentant le procédé essentiel de la mise à distance.

Cette proposition centrale, on la retrouve de façon explicite dans un commentaire de L'opéra de quat'sous fait par Brecht lui-même (texte écrit en 1935).

 

« C’est avec la représentation de L'opéra de quat’sous, en 1928, que le théâtre épique fit sa démonstration la plus éclatante. On put voir là une première utilisation de la musique de scène dans des perspectives modernes. L’innovation la plus frappante était le strict isolement des numéros musicaux. Une disposition toute simple attirait d’emblée l’attention sur cette nouveauté : le petit orchestre était installé sur la scène, visible de tout le public. L’exécution des songs était régulièrement précédée d’un changement d’éclairage, l’orchestre était illuminé et sur l’écran du fond de la scène, apparaissait le titre de chaque numéro, par exemple : « Chant de la vanité de l’effort humain », « Par une petite chanson, Mlle Polly Peachum avoue à ses parents effarés qu’elle a épousé le bandit Macheath » ; et les comédiens, pour chanter, changeaient de position. Il y avait aussi des duos, des trios, des solos, des finales avec chœurs. Ces morceaux de musique, où la forme de la ballade prédominait, étaient des sortes de réflexions et de commentaires moralisants. « 

Bertolt BRECHT, « Sur l’emploi de la musique pour un théâtre épique », dans Ecrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 702-703.

Une musique qui "remue la boue"

L’usage de la musique, en particulier dans sa dimension parodique, est tout sauf gratuit. L’effet recherché est d’abord le rapprochement des contraires. Bourgeois et voleurs sont semblables : c’est ce que montrent à la fois le contenu et la forme musicales des songs. Un autre objectif du travail musical dans L'opéra de quat'sous est, écrit Brecht, la « mise à nu de l’idéologie » : la musique participe au travail critique de l’œuvre. C’est ici, très consciemment, la dénudation du procédé que revendiquent Brecht et Weill : la musique telle qu’ils la conçoivent souligne et rend étranges les usages quotidiens, « narcotiques », du chant. Suite de l’extrait précédent :

 

« L’œuvre montrait la parenté étroite existant entre les sentiments des bourgeois et ceux des voleurs de grand chemin. Ces derniers montraient, également par l’intermédiaire de la musique, que leurs sensations, leurs réactions et leurs préjugés étaient les mêmes que ceux du bourgeois et du spectateur moyen. Ainsi l’une de ces chansons entreprenait de démontrer que seule l’aisance rend la vie agréable, même si elle oblige à renoncer à plus d’une chose « supérieure ». Un duo d’amour expliquait que des facteurs extérieurs comme l’origine sociale des partenaires ou leur différence de fortune ne devraient jouer aucun rôle dans le choix d’un conjoint ! Un trio exprimait le regret que l’insécurité qui règne sur notre planète ne permît pas à l’homme de s’abandonner à son penchant naturel pour la bonté et l’honnêteté. Le plus tendre et le plus ardent chant d’amour de toute la pièce était une peinture de la constante et indestructible inclination qu’éprouvent l’un pour l’autre un souteneur et sa fiancée. Les deux amants chantaient, non sans émotion, leur petit « chez soi », le bordel. De cette façon, justement parce qu’elle ne cessait d’être exclusivement sentimentale et ne renonçait à aucun de ses effets narcotiques habituels, la musique contribuait à mettre à nu les idéologies bourgeoises. Elle se mettait, pour ainsi dire, à remuer la boue, à provoquer et à dénoncer. Les songs connurent une grande diffusion, les termes clés en apparurent dans des discours et des éditoriaux. Nombreux furent ceux qui les chantaient en s’accompagnant au piano ou en suivant sur un disque la version orchestrale, comme ils aimaient à le faire pour les airs d’opérettes à succès. « 

Bertolt BRECHT, « Sur l’emploi de la musique pour un théâtre épique », dans Ecrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 702-703.

Théâtre aristotélicien / Théâtre épique

 

"Douche froide pour les âmes sensibles"

 

Dans ses "Remarques sur l'opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny" (Ecrits sur le théâtre, p. 36 et suivantes), Brecht formule une première schématisation de l'opposition entre le "théâtre épique" et le "théâtre dramatique", qu'il appelle aussi "aristotélicien".

Il propose le (célèbre) tableau suivant.

La forme dramatique du théâtre

La forme épique du théâtre

est action,

est narration,

implique le spectateur dans l'action,

Fait du spectateur un observateur, mais

épuise son activité intellectuelle,

éveille son activité intellectuelle,

lui est occasion de sentiments.

l'oblige à des décisions.

Expérience vécue.

Vision du monde.

Le spectateur est plongé dans quelque chose.

Le spectateur est placé devant quelque chose.

Suggestion.

Argumentation.

Les sentiments sont conservés tels quels.

Les sentiments sont poussés jusqu'à la prise de conscience.

Le spectateur est à l'intérieur, il participe.

Le spectateur est placé devant, il étudie.

L'homme est supposé connu.

L'homme est objet de l'enquête.

L'homme immuable.

L'homme qui se transforme et transforme.

Intérêt passionné pour le dénouement.

Intérêt passionné pour le déroulement.

Une scène pour la suivante.

Chaque scène pour soi.

Croissance organique.

Montage.

Déroulement linéaire.

Déroulement sinueux.

Evolution continue.

Bonds.

L'homme comme donnée fixe.

L'homme comme processus.

La pensée détermine l'être

L'être social détermine la pensée.

Sentiment.

Raison

 

 Tableau qui sera repris plus tard (1936 ) dans un texte éclairant où Brecht souligne le rôle de la "distanciation" ( il sera question également dans ce passage d'"éloignement", de "distance", d'"insolite") :

 

«  La scène commença de raconter. Le quatrième mur ne fit plus disparaître le narrateur. Grâce à de grands panneaux qui permettaient de remettre en mémoire d’autres processus qui se déroulaient simultanément en d’autres lieux, de contredire ou de confirmer les paroles de certains personnages à l’aide de documents projetés, de fournir à des discussions abstraites des chiffres concrets, immédiatement perceptibles, d’éclairer par des chiffres et des citations des épisodes très plastiques mais dont le sens n’avait rien d’évident, l’arrière-plan prit position sur les processus qui se déroulaient sur la scène ; les comédiens, eux, ne se métamorphosaient plus intégralement, ils gardaient une certaine distance envers leur rôle et faisaient même visiblement appel à la critique.

Désormais plus personne ne permit au spectateur de s’identifier tout bonnement aux personnages en vue de s’abandonner à des émotions qu’il ne critiquait pas (et dont il ne tirait aucune conséquence d’ordre pratique). La représentation soumit les sujets et les processus à un procès d’éloignement. C’était l’éloignement indispensable pour qu’on pût comprendre : admettre qu’une chose « se comprend toute seule », n’est-ce pas tout simplement renoncer à la comprendre ?

Il fallait que tte chose « naturelle » reçût la marque de l’insolite. De cette façon seulement pouvaient apparaître les lois qui régissent les causes et les effets. Les actions des hommes devaient à la fois être ce qu’elles étaient et pouvoir être autres.

Il y avait là de grands changements.

DEUX SCHEMAS

 Quelques petits schémas montreront en quoi la fonction du théâtre épique diffère de celle du théâtre dramatique.
Forme dramatique Forme épique
La scène "incarne" un événement Elle le narre
Implique le spectateur dans une action Fait de lui un observateur mais
épuise son activité intellectuelle éveille son activité intellectuelle
lui est occasion de sentiments l'oblige à des décisions
lui communique des expériences lui communique des connaissances
Le spectateur est plongé dans une action Le spectateur est placé face à cette action
On opère sur la base de la suggestion On opère sur la base de l'argumentation
Les sentiments sont conservés tels quels Ils sont poussés jusqu'à se muer en connaissances
L'homme est supposé connu L'homme est l'objet de l'analyse
L'homme immuable L'homme qui se transforme et transforme
Les événements se déroulent linéairement En faisant des méandres
Natura non facit saltus Facit saltus
Le monde tel qu'il est Le monde comme devenir
Ce que l'homme doit faire Ce que l'homme peut faire
Ses instincts Ses motifs

 

Le spectateur du théâtre dramatique dit : Oui, cela, je l'ai éprouvé, moi aussi. - C'est ainsi que je suis. - C'est chose bien naturelle. - Il en sera toujours ainsi. - La douleur de cet être me bouleverse parce qu'il n'y a pas d'issue pour lui. - C'est là du grand art : tout se comprend tout seul. - Je pleure avec celui qui pleure, je ris avec celui qui rit. 

Le spectateur du théâtre épique dit : Je n'aurais jamais imaginé une chose pareille. - On n'a pas le droit d'agir ainsi. - Voilà qui est insolite, c'est à n'en pas croire ses yeux. - Il faut que cela cesse. - La douleur de cet être me bouleverse parce qu'il y aurait tout de même une issue pour lui. - C'est là du grand art : rien ne se comprend tout seul. - Je ris de celui qui pleure, je pleure sur celui qui rit. "

 Bertolt BRECHT, « Théâtre récréatif ou théâtre didactique ? », in Écrits sur le théâtre, Paris, Galllimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 214-216.

 

 

Quant à L'opéra de quat'sous, Brecht le considère comme une oeuvre épique, "douche froide pour les âmes sensibles", où l'identification du spectateur est rendue impossible par le travail de distanciation.

«  Dans une représentation de Piscator, ou dans mon Opéra de quat'sous, les éléments didactiques étaient pour ainsi dire introduits par montage ; ils ne procédaient pas organiquement de l’ensemble, mais se trouvaient en contradiction avec lui ; ils brisaient le cours du jeu et des faits ; douches froides pour les âmes sensibles, ils empêchaient toute identification. J’espère que les parties moralisatrices de L'opéra de quat'sous et les « songs » didactiques sont relativement divertissants, mais on ne peut nier qu’il s’agit là d’un genre de divertissement différent de celui fourni par les scènes jouées. Le caractère de cette pièce est double, divertissement et enseignement s’y font face sur le pied de guerre comme le comédien et la machinerie chez Piscator. « 

Bertolt BRECHT, « Sur le théâtre expérimental », dans Ecrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, pp. 318-319. Texte écrit en mars-avril 1939.

 

 

 

 

 

Grille pour l’analyse d’un texte carnavalesque

 

Élaborée à partir des travaux de Mikhaïl Bakhtine (sur Rabelais et Dostoïevski), cette grille permet de mettre en évidence les aspects d'un texte qui le rattachent à la tradition grotesque-carnavalesque. Elle peut s'appliquer notamment à L'opéra du gueux de John Gay, et à L'opéra de quat'sous

Un certain nombre des paramètres présentés ici seront illustrés au moyen d'extraits du Neveu de Rameau de Diderot.

 

      

 

Personnages

  • Personnages-types : fripon, bouffon, sot
  • Le sage/fou (comique-sérieux)
  • Formes du "joyeux épouvantail" (il devrait faire peur, mais il fait rire)
  • Présence de doubles parodiques
  • Couples contrastants : petit/grand ; gros/maigre vieux/jeune ; jumeaux
  • Vêtements : vêtements retournés (devant-derrière, haut-bas, ...) ; déguisements
  • Système des personnages : renversement des hiérarchies
    (maître-esclave, parents-enfants)

Lieu

  • La place publique, les lieux de rencontre
  • Les enfers (+ tavernes, lupanars, prisons, ...)
  • Monde à l’envers, utopie

Temps

  • Le temps comme enfant qui joue
  • Insistance sur la métamorphose, sur l’instabilité des choses humaines
  • Inachèvement
  • " Dialogue sur le seuil " : conversation - joyeuse - sur des thèmes philosophiques, au moment de la mort ou après la mort

Logique, langage

  • Oxymoron, ambivalence
  • Le renversement (haut-bas) : corporel, social, cosmique
  • Importance du dialogue, la vérité se cherchant dans le dialogue
  • La parodie
  • Le jeu avec les mots
  • Le mélange des genres (le haut et le bas) ; la multiplicité des genres ; mise en cause comique des genres sérieux
  • Pluralité des styles et des voix (multiplicité des tons) (polyphonie)

Thèmes

  • Le couronnement-découronnement
    [ Un bouffon est couronné roi. Sa royauté est provisoire. Il sera découronné à l'issue de la fête carnavalesque ].
  • Relativité joyeuse
  • Les grossièretés (bas corporel)
  • Le feu, destructeur et régénérateur
  • Le masque, le travestissement, le déguisement
  • La fête, le banquet (l'abondance)
  • La folie, la transgression, l’ivresse

 

 

 

 

Quelques extraits du Neveu de Rameau (Diderot, 1761)
illustrant la notion de carnavalesque en littérature.

 

 

Ambivalence du personnage

 

« C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau .

Identité mobile

 

«  Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu’il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu’il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s’il n’avait pas quitté la table d’un financier, ou qu’il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd’hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l’appeler, pour lui donner l’aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre et vous le prendriez au peu prés pour un honnête homme. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

« Que le diable m’emporte si je sais au fond ce que je suis. En général, j’ai l’esprit rond comme une boule, et le caractère franc comme l’osier ; jamais faux, pour peu que j’aie intérêt d’être vrai ; jamais vrai pour peu que j’aie intérêt d’être faux. Je dis les choses comme elles me viennent, sensées, tant mieux ; impertinentes, on n’y prend pas garde. J’use en plein de mon franc-parler. Je n’ai pensé de ma vie ni avant que de dire, ni en disant, ni après avoir dit. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

Rameau fripon-bouffon, mensonge et vérité

 

« Il secoue, il agite ; il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« eh bien, il nous démontra clair comme un et un font deux, que rien n’était plus utile aux peuples que le mensonge ; rien de plus nuisible que la vérité. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 « un pauvre diable de bouffon comme moi »

DIDEROT, Le neveu de Rameau

« Vous savez que je suis un ignorant, un sot, un fou, un impertinent, un paresseux, ce que nos Bourguignons appellent un fieffé truand, un escroc, un gourmand… «   

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« MOI. – Ô fou, archifou, m’écriai-je, comment se fait il que dans ta mauvaise tête, il se trouve des idées si justes, pêle-mêle, avec tant d’extravagances. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Il n’y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou. Longtemps il y a eu le fou du roi en titre ; en aucun, il n’y a eu en titre le sage du roi. Moi je suis le fou de Bertin et de beaucoup d’autres, le vôtre peut-être dans ce moment ; ou peut-être vous, le mien. Celui qui serait sage n’aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n’est pas sage ; s’il n’est pas sage, il est fou, et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« J’étais comme un coq en pâte. On me fêtait. On ne me perdait pas un moment, sans me regretter. J’étais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou l’impertinent, l’ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête. Il n’y avait pas une de ces épithètes familières qui ne me valût un sourire, une caresse, un petit coup sur l’épaule, un soufflet, un coup de pied, à table un bon morceau qu’on me jetait sur mon assiette,… « 

 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Il y avait dans tout cela beaucoup de ces choses qu’on pense, d’après lesquelles on se conduit ; mais qu’on ne dit pas. Voilà, en vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la plupart de nos entours. Il avouait les vices qu’il avait, que les autres ont ; mais il n’était pas hypocrite. Il n’était ni plus ni moins abominable qu’eux ; il était seulement plus franc, et plusconséquent ; et quelquefois profond dans sa dépravation. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

Comédie, Totus mundus agit histrionem

 

« Ce qu’il y a de plaisant, c’est que, tandis que je lui tenais ce discours, il en exécutait la pantomime. Il s’était prosterné ; il avait collé son visage contre terre ; il paraissait tenir entre ses deux mains le bout d’une pantoufle ; il pleurait ; il sanglotait ; il disait, « oui, ma petite reine ; oui, je le promets ; je n’en aurai de ma vie, de ma vie ». « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Et là-dessus, il se mit à faire un chant en fugue, tout à fait singulier. Tantôt la mélodie était grave et pleine de majesté ; tantôt légère et folâtre ; dans un instant il imitait la basse ; dans un autre, une des parties du dessus ; il m’indiquait de son bras et de son col allongés, les endroits des tenues ; et s’exécutait, se composait à lui-même, un chant de triomphe, où l’on voyait qu’il s’entendait mieux en bonne musique qu’en bonnes mœurs. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Je l’écoutais, et à mesure qu’il faisait la scène du proxénète et de la jeune fille qu’il séduisait ; l’âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m’abandonnerais à l’envie de rire, ou au transport de l’indignation. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier moment, tous sont également riches ; et Samuel Bernard qui à force de vols, de pillages, de banqueroutes laisse vingt-sept millions en or, et Rameau qui ne laissera rien ; Rameau à qui la charité fournira la serpillière dont on l’enveloppera. Le mort n’entend pas sonner les cloches. C’est en vain que cent prêtres s’égosillent pour lui : qu’il est précédé et suivi d’une longue file de torches ardentes ; son âme ne marche pas à côté du maître des cérémonies. Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre, c’est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil les Enfants rouges, et les Enfants bleus, ou n’avoir personne, qu’est-ce que cela fait. «

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

Ambivalence

 

 « Au reste, souvenez-vous que dans un sujet aussi variable que les mœurs, il n’y a d’absolument, d’essentiellement, de généralement vrai ou faux, sinon qu’il faut être ce que l’intérêt veut qu’on soit ; bon ou mauvais ; sage ou fou, décent ou ridicule ; honnête ou vicieux. (…)   Quand je dis vicieux, c’est pour parler votre langue ; car si nous venions à nous expliquer, il pourrait arriver que vous appelassiez vice ce que j’appelle vertu, et vertu ce que j’appelle vice. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

Multiplicité des langages

 

« il continuait, saisi d’une aliénation d’esprit, d’un enthousiasme si voisin de la folie qu’il est incertain qu’il en revienne ; s’il ne faudra pas le jeter dans un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons. En chantant un lambeau des Lamentations de Jomelli, il répétait avec une précision, une vérité et une chaleur incroyable les plus beaux endroits de chaque morceau ; ce beau récitatif obligé où le prophète peint la désolation de Jérusalem, il l’arrosa d’un torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux. Tout y était, et la délicatesse du chant, et la force de l’expression, et la douleur. Il insistait sur les endroits où le musicien s’était particulièrement montré un grand maître. S’il quittait la partie du chant, c’était pour prendre celle des instruments qu’il laissait subitement pour revenir à la voix, entrelaçant l’une à l’autre de manière à conserver les liaisons et l’unité du tout ; s’emparant de nos âmes et les tenant suspendues dans la situation la plus singulière que j’aie jamais éprouvée... Admirais-je ? Oui, j’admirais ! Étais -je touché de pitié ? J’étais touché de pitié ; mais une teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments et les dénaturait. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

« Mais j’ai un diable de ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié de la Halle.

MOI. – Je parle mal. Je ne sais que dire la vérité ; et cela ne prend pas toujours, comme vous savez.

LUI. – Mais ce n’est pas pour dire la vérité ; au contraire, c’est pour bien dire le mensonge que j’ambitionne votre talent. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

« Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont il contrefaisait les différents instruments. Avec des joues renflées et bouffies, et un son rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons ; il prenait un son éclatant et nasillard pour les hautbois ; précipitant sa voix avec une rapidité incroyable pour les instruments à corde dont il cherchait les sons les plus approchés ; il sifflait les petites flûtes, il recoulait les traversières, criant, chantant, se démenant comme un forcené ; faisant lui seul, les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se divisant en vingt rôles divers, courant, s’arrêtant, avec l’air d’un énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

Instabilité des choses humaines

 

« Rien de stable dans ce monde. Aujourd’hui, au sommet ; demain au bas de la roue. De maudites circonstances nous mènent ; et nous mènent fort mal. "

DIDEROT, Le neveu de Rameau

" Dialogue sur le seuil "

 

« Mes pensées, ce sont mes catins. « 

DIDEROT, Le neveu de Rameau

 

Élaborée à partir des travaux de Mikhaïl Bakhtine (sur Rabelais et Dostoïevski), cette grille permet de mettre en évidence les aspects d'un texte qui le rattachent à la tradition grotesque-carnavalesque. Elle peut s'appliquer notamment à L'opéra du gueux de John Gay, et à L'opéra de quat'sous

Un certain nombre des paramètres présentés ici seront illustrés au moyen d'extraits du Neveu de Rameau de Diderot.

 

   

       

 

 

 

Effet d'étrangeté (distanciation, verfremdung)

" Joyce utilise l'effet de distanciation dans Ulysse (...). Le dadaïsme et le surréalisme ont employé des effets de distanciation de l'espèce la plus extrême. "
BRECHT, L'Art du comédien, in Ecrits sur le théâtre, Gallimard, Pléiade, 2000, p.843.
" Quant à la conception de la distanciation, je dois dire qu'au cours des répétitions qu'il dirigeait, je n'ai jamais entendu Brecht prononcer ce mot ! Dans son travail il refusait toute classification théorique ou abstraite. "
Benno BESSON, "Avec Brecht et le Berliner Ensemble", in Roger PIC, Bertolt Brecht et le Berliner Ensemble, Paris, Marval & Arte Editions, 1995, p. 27.

Concept introduit par Brecht pour définir un des fondements de son projet théâtral, la distanciation (verfremdung) est une notion à la frontière de l'esthétique et du politique.

  • Le principe des procédés de distanciation consiste à faire percevoir un objet, un personnage, un processus, et en même temps à le rendre insolite. Suite au traitement qui lui est appliqué, l'objet devient étrange, il est "étrangéifié".
  • L'objectif recherché est d'inciter le spectateur à prendre ses distances par rapport à la réalité qui lui est montrée, de solliciter son esprit critique. Le but est d'aviver la conscience. Lorsqu'elle est efficace, la distanciation a un effet politique de désaliénation (non pas dans la mesure où des réponses seraient apportées, mais plutôt par le fait qu'elle met en évidence les caractères essentiels des discours orchestrés par le spectacle).
  • En ce qui concerne la mise en œuvre, la distanciation peut être rapprochée de la "dénudation du procédé" des formalistes russes (auxquels Brecht a également emprunté le concept d'ostranenie -étrangeté-). Il s'agit de défaire l'illusion en soulignant le caractère construit (non naturel) de la réalité représentée.

Les procédés sont nombreux et peuvent concerner des aspects variés du texte et de la représentation.

  • Le texte souligne les contradictions du personnage.
  • Le personnage et le jeu de l'acteur :
    l'acteur souligne le caractère artificiel de la diction ;
    il montre son personnage en même temps qu'il le joue ;
    il parle de lui-même à la troisième personne ;
    un acteur incarne plusieurs rôles, simultanément ou successivement ; etc.
  • L'utilisation du chant : l'intervention des "songs" différencie nettement l'histoire et le commentaire de l'histoire.
  • L'énonciation : l'action est racontée, il peut donc y avoir présence d'un narrateur ;
    chacun des personnages est susceptible de devenir narrateur, et donc de s'adresser au public (utilisation de la double énonciation).
  • Autres aspects de la mise en scène :
    brusque éclairage de la salle,
    utilisation de panneaux et cartons,
    volonté de souligner le caractère artificiel du décor (ostentation de la machinerie), etc.


Remarque : si l'on élargit le concept, il est évident que la distanciation est constitutive de l'idée même de théâtre. Ce qui est caractéristique de Brecht : c'est le projet didactique (désaliénation) qui sous-tend le recours aux procédés.

 

Dans L'opéra de quat'sous, Brecht utilise de nombreux procédés de distanciation : les songs, les panneaux, la double énonciation (Peachum s'adressant au public dans le finale), mais aussi le montage critique des discours stéréotypés (voir : carnavalesque, analyse du discours) et l'intervention sur la fable (double dénouement). Tout ce travail est très conscient de la part de Brecht, et il l'évoquera à plusieurs reprises, par exemple dans « Description succincte d’une nouvelle technique d’art dramatique produisant un effet de distanciation» (dans Ecrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 906. Texte écrit en 1940) :

«  Le théâtre dispose de différents moyens pour provoquer l’effet de distanciation voulu au cours de la représentation publique. (…) A Berlin, lors de la représentation de L'opéra de quat'sous, les titres des songs furent projetés pendant que les comédiens chantaient. « 

Dans un article intéressant, Brecht rapproche également musique et distanciation, à propos de L'opéra de quat'sous.